Pierre Fortin : Le cru et le cuit
Pierre Fortin nous invite à recomposer la vie de L’homme qui n’avait pas de table à travers un deuxième roman jouant à fond la carte de l’obsession.
Le matin, la pratique photographique de Julie Landry la mène sous la structure de l’autoroute Ville-Marie, afin d’y saisir les graffitis qui s’y trouvent. Un jour, elle y aperçoit un vieil itinérant, très calme, au visage buriné de coups durs. Elle prend des photos de lui, à distance, puis elle se surprend à suivre ses allées et venues, son itinéraire; l’affection qu’elle lui voue la dépasse: il lui rappelle ce père qu’elle a abandonné. Elle commence à peine à vouloir se rapprocher du vieillard quand elle apprend sa mort, près d’une voie ferrée, dans des circonstances absurdes qui ne font qu’attiser son obsession naissante. Avec son copain, sa meilleure amie et les alliés qui apparaîtront durant ce dérapage de sa ligne de vie, elle s’enfoncera, comme en une cave abandonnée, dans le passé de cet homme.
À la Mission où il logeait, ils apprendront d’abord son nom de rue: Le Cook. Les quelques entretiens avec le directeur de l’endroit, avec Victorine, la seule amie du Cook, ainsi que le vol d’un trousseau de clés dans les affaires de ce dernier feront se déployer, une par une, les pistes d’une enquête dont la complexité n’a d’égale que l’étrangeté du destin.
Les cassettes et documents découverts dans l’appartement secret de l’homme et dans une pièce souterraine d’une usine désaffectée constituent tout autant une mine d’or qu’un casse-tête pour la bande de curieux. Ils découvrent que Jacques Lanthier, alias Le Cook, a fait partie d’un collectif d’étudiants en arts visuels qui, pour subvenir à leurs besoins, avaient transformé leur salon en restaurant, baptisé Le Clandestin et dirigé d’une main de fer par Lanthier. Celui-ci délaisse alors les arts et se voue à la cuisine, corps et âme. Quelques années plus tard, le chef ouvre Le Prince de Miguasha, un resto aux préparations dignes du Guide Michelin. Cela n’empêche pas Lanthier de voir plus loin. C’est en engageant Jean Lemaire (Slash), un tatoué malicieux et charismatique qui réveille ses plus folles ambitions, qu’il met la clé sous la porte pour ouvrir L’Innommé, un temple du goût où la gastronomie redevient un mystère. Lanthier s’avère un puriste excentrique, un dangereux aventurier du palais, et c’est en cuisinant les viandes que lui apporte Slash, en secret, qu’il devient sans le vouloir vraiment "une sorte de terroriste de la table".
Et Julie Landry dans tout ça? Le fait qu’elle partage les mêmes initiales que son père, Jean Landry, celles de Jean Lemaire et de Jacques Lanthier, n’est pas innocent. Car l’identité est un jeu de miroirs et de hasards et Pierre Fortin, après Le Marcheur (2002), nous le signale, dans un roman tourbillonnant d’archives inventées et de tiroirs laissés ouverts, avec une intelligence méthodique et une langue frugale. Si l’on pense au Paul Auster de la Trilogie new-yorkaise, on revient immédiatement à la spécificité de cette œuvre qui nous offre un gibier au goût incernable, apprêté avec grand soin, nous signalant ainsi que, pareil à une guerre sainte, "manger est une bataille à gagner".
L’homme qui n’avait pas de table
de Pierre Fortin
Éd. Québec Amérique, 2005, 288 p.