Jean-Philippe Toussaint : L’art de la fugue
Fuir, de Jean-Philippe Toussaint, marque les 20 ans d’écriture d’un écrivain rare et discret, singulier sans être hermétique, précis mais non précieux. De quoi décrocher le Goncourt?
C’est aujourd’hui, jeudi 3 novembre, qu’on dévoile au restaurant parisien Drouant le lauréat du prestigieux prix Goncourt. Bien sûr, au moment d’écrire ces lignes, le gagnant nous est encore inconnu. Mais nous ne craignons pas de nous mouiller en présumant que Fuir (Éditions de Minuit), de Jean-Philippe Toussaint, a dû être couronné!
L’excellent carré d’as des finalistes de la cuvée 2005 incluait aussi le très (trop?) médiatisé La Possibilité d’une île (Fayard), de Michel Houellebecq (que les trois dames de l’Académie Goncourt, sur les dix membres, ont, semble-t-il, bien du mal à soutenir), le sombre Falaises (Éditions de l’Olivier), d’Olivier Adam, et le roman dans le roman dans le roman Trois jours chez ma mère (Grasset), de François Weyergans.
L’heureux élu reçoit un chèque symbolique de dix euros, qu’il fera sans doute encadrer plutôt que de le déposer à la banque. Mais le sceau "Goncourt", qui ornera de son bandeau la jaquette du récipiendaire, est toujours, après plus de cent ans (le prix ayant été créé en 1903 pour répondre aux dispositions testamentaires des frères Jules et Edmond de Goncourt en vue de reconnaître une œuvre de fiction), un puissant générateur de ventes en librairie.
Pourquoi Fuir plutôt que ses adversaires? Parce que c’est celui qui peut le mieux faire l’unanimité, autant pour ses qualités littéraires que son succès critique et public. Et que ce roman marque les 20 ans d’écriture d’un écrivain rare et discret, singulier sans être hermétique, précis mais non précieux. Huitième titre de l’écrivain belge (on lui doit entre autres La Salle de bain, Monsieur, La Télévision, tous parus chez le même éditeur), Fuir vient confirmer la valeur d’une œuvre sans concession, qui ne s’inscrit dans aucune tendance ou mode passagère et qui est donc destinée à traverser les années. Et les frontières…
Explorateur des émotions simples mais troubles, Toussaint est à la géographie ce que Patrick Modiano est à l’histoire. Il touche le cœur et la raison, le corps et l’âme, sans appuyer trop fort, sans souligner trop gras. Après le Japon de son précédent, Faire l’amour, publié en 2002 (qui est en quelque sorte la suite de Fuir!), cette fugue nous entraîne d’abord en Chine, avant de s’esquiver vers la Méditerranée, au large de l’Italie, sur l’île d’Elbe.
Il y a donc quelque chose du roman d’aventures, où le narrateur est porteur d’une enveloppe contenant 25 000 dollars en liquide, que sa femme, Marie, restée à Paris, lui a confiée afin qu’il la remette à un énigmatique intermédiaire, Zhang Xiangzhi, complice de la séduisante et aguicheuse Li Qi. On s’en doute, l’affaire est louche et nous procure son lot de péripéties.
Mais il y a aussi quelque chose du roman d’amour, quand notre (anti) héros, sans trop d’envergure, reçoit dans le train reliant la métropole économique, Shanghai, et la capitale politique, Pékin, sur le téléphone cellulaire qu’on lui a remis dès son arrivée en Chine, un appel de sa Marie, en larmes, qui vient d’apprendre la mort de son père. "…la faible voix de Marie qui me transportait littéralement, comme peut le faire la pensée, le rêve ou la lecture, quand, dissociant le corps de l’esprit, le corps reste statique et l’esprit voyage, se dilate et s’étend, et que, lentement, derrière nos yeux fermés, naissent des images et resurgissent des souvenirs, des sentiments et des états nerveux, se ravivent des douleurs, des émotions enfouies, des peurs, des joies, des sensations, de froid, de chaud, d’être aimé, de ne pas savoir…"
Dans l’univers de Toussaint, les atmosphères sont feutrées, un peu comme dans le cinéma d’un Wong Kar-wai, louvoyant entre mystère et désarroi. Les émotions sont disséquées avec justesse, évitant de s’encombrer de fioritures gênantes sans pour autant sacrifier la poésie du sentiment. Le minimalisme de la prose concilie chaleur romantique et précision chirurgicale! Le phrasé, musical, sans fausse note, se décline comme une mélodie mélancolique jamais pompeuse, lumineuse même dans ses demi-teintes. Une écriture rigoureuse et rigolote, maîtrisée mais dénuée de prétention.
On ose espérer que l’Académie nous donnera la meilleure raison de fuir…
Fuir
de Jean-Philippe Toussaint
Éd. de Minuit
2005, 186 p.