Marcel Labine et Carole David : Signes et rumeurs
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Marcel Labine et Carole David : Signes et rumeurs

Marcel Labine et Carole David, en deux recueils de haute tenue, nous proposent d’explorer l’étrangeté du monde, du présent et de la mémoire.

L’harmonie est-elle possible entre soi et cette époque qui s’enlise, chaque jour un peu plus, dans ses propres ruines? Voilà une des nombreuses interrogations auxquelles nous confronte Le Pas gagné, le plus récent recueil de Marcel Labine qui, depuis Carnages (1997), nous avait relativement habitués au silence. Une absence salutaire: le nouvel opus s’avère généreux et atypique, en marge de la production poétique actuelle. Une œuvre divisée en sept parties au fil desquelles s’échafaude une conscience sombre de notre temps, une lucidité à la violence contenue doublée d’une quête de vérité refusant la mélancolie et les leurres de l’absolu.

Librement inspirés du nature writing nord-américain, les poèmes de Labine se mobilisent pour la plupart autour de la ville: chantier de construction, scènes de parc, de restaurant, de bar, de nuit. Le monde y est chaotique, défait et dansant, un miracle naturel sans cesse foulé par la langue du poète. De l’usine Sealy Mattress à "La pierre du viaduc Ontario marquée par une mitraille de pègre", la ville redevient une galaxie aux signes innombrables où "Les rues remontent la nuit jusqu’à sa fin / sans cesse rejouées par des ombres / et des êtres le jour".

Pour seul appui dans ce tourbillon de sens, un "carnet noir corné" d’où se déploient des méditations à la fois libres et serrées comme des poings, permettant au poète de guetter "le moindre espace, la plus petite parcelle / De terre où il serait imaginable de vivre mieux". La transparence de ce désir, de cette question demeurant ouverte nous entraîne plus loin, dans Désinvolture et Nouvelle étreinte, où les choses changent, où la voix dévie, se fait tantôt plus économe, tantôt plus réflexive. On suit l’esprit d’un homme tendu vers l’angle clair des choses, prêt à n’apprendre "(…) aucun langage que celui du monde muet / qui est, écrivait Francis Ponge, notre seule patrie".

Si la vision de l’auteur de Machines imaginaires et de Papiers d’épidémie (Prix du Gouverneur général 1987) se compose encore de sentences païennes, d’horizons incertains, l’indéniable rigueur formelle et la liberté intérieure dont procède Le Pas gagné contribuent à faire de ce recueil un moment à retenir dans l’œuvre du poète.

MOTS DE SOURCE

En Italie, la terra vecchia est cette partie du village où sont conservées son enceinte originelle et ses tours, l’empreinte de sa mémoire, de son histoire. Terra vecchia est également le cinquième recueil de la poète, nouvelliste et romancière Carole David qui, après La Maison d’Ophélie (1998, finaliste au Prix du Gouverneur général), nous revient avec une œuvre des plus importantes dans son parcours, un livre semblable à une torche vive veillant l’obscurité d’une origine, celle d’une femme écartelée entre l’Amérique et la Molise, région nordique du pays de Dante.

L’intimité est ici une chambre aux mille échos, un périple traversé de mythes et de spectres, de secrets de famille, de ruines aussi silencieuses qu’inquiétantes. Ossario, la première partie, nous plonge dans l’américanité inquiète des exils, la fuite des repères, le no man’s land d’une conscience à rebâtir: "De Battery Park à Ellis Island / les enfants sanglotent / Les mères crient / Dans des langues étrangères / La statue de la Liberté détourne son visage / Baisse les bras / Devant les enfants de Babel".

Celle qui se croyait "(…) sans histoire / Née neuve" fera bientôt face, en terre italienne, aux "Oracles désespérés de [s]a propre fiction". L’identité de cette femme se défait, se refait, se greffe à des "vies anciennes", à des corps et des murmures étrangement familiers qui s’élèvent encore vers le ciel, longtemps après la mort. Si elle se dresse "Au milieu des lampions", au cœur d’une histoire se jouant entre ciel et terre, la voix de ces poèmes demeure rivée au vivant, à la sensualité trouble de la parole, sa nécessité: "Les mots en dernière instance / Ne valent rien / S’ils ne sont pas piqués / Dans la chair / Martelés dans la gorge".

Cité en exergue de la partie éponyme, Francesco Jovine précise que, chez les paysans de la Molise, la parole est "lasse des mots inutiles", qu’"elle cache aussi une pensée inexprimable". Des propos en parfaite harmonie avec l’écriture de Carole David: une langue travaillant le poème sans ornements ni surcharge de sens, comme une excroissance énigmatique du monde. Car Terra vecchia, par la portée de ses images et de son lyrisme affûté, sonde non seulement les vertiges d’une genèse personnelle, mais également la part fuyante, irrésolue, du présent.

Le Pas gagné
de Marcel Labine
Éd. Les Herbes rouges, 2005, 176 p.

Terra vecchia
de Carole David
Éd. Les Herbes rouges, 2005, 68 p.