Philip Short : Chinatoung
Philip Short signe une incontournable biographie de Mao Tsé-Toung, nous entraînant dans les coulisses du pouvoir d’une Chine au bord de la révolution.
Si le nom de Mao n’évoque chez vous que le col de chemise baptisé par le monde de la mode en l’honneur du dictateur prolétaire de l’Empire du milieu, ce livre ne vous intéressera pas. Mais si la Chine vous intrigue, si cette nouvelle puissance où survit le quart de l’humanité représente un mystère, cette biographie du père de la République populaire chinoise saura assouvir votre curiosité.
Documentée, rigoureuse, fouillée, la biographie de Mao Tsé-Toung signée par le journaliste britannique Philip Short, correspondant pour la BBC à Pékin dans les années 70 et 80, est LA brique essentielle pour comprendre le monument Mao. Avec ses 700 pages écrites en caractères de taille lilliputienne, près de 2500 notes en référence, l’auteur a accompli un travail de moine taoïste qui satisfera l’expert sans faire fuir le néophyte pour qui c’est du chinois. Pas besoin d’être un sinophile averti pour l’apprécier, bien qu’on soit loin de l’hagiographie mondaine (on n’y retrouve même pas une seule photo!). Mais, soyez prévenus, il faut travailler. Cette lecture, loin d’être rébarbative, est toutefois exigeante.
De tous les monstres politiques du 20e siècle (on pense à Hitler, Staline, Mussolini), Mao Tsé-Toung est le plus méconnu malgré la longévité de son action et son importance dans l’Histoire contemporaine. Le pays, longtemps fermé sur l’étranger, a protégé la figure mythique de son empereur communiste. Et le régime mis en place sous la poigne de Mao a inspiré un mélange d’adulation (excessive) et de peur (justifiée), si bien que toute vérité n’étant pas nécessairement bonne à dire, il fut difficile jusqu’à tout récemment de brosser un portrait réaliste de l’homme et du politicien.
À défaut de soulever les couvertures de la couchette du grand timonier réputé chaud lapin (il eut plusieurs enfants, quatre épouses et d’innombrables jeunes visiteuses dans son lit), cette somme ne nous ménage aucune des tranchées du théâtre des opérations que fut la vie de Mao. On le suit donc depuis sa naissance, le 23 décembre 1893, dans son village de Shaoshan dans la province du Hunan (historiquement hostile aux étrangers), son départ vers la ville, à l’âge de 18 ans, alors qu’éclate un soulèvement contre l’empereur, éveillant le jeune paysan à la politique, jusqu’à la longue marche pour conquérir le pouvoir et les jeux de coulisses sanguinolents pour le conserver jusqu’à sa mort, le 9 septembre 1976. Et c’est comme si on y était.
CHINOISERIES
La quantité d’informations accumulées sur un personnage n’étant pas garante de la qualité de sa biographie, il faut que le biographe redonne vie à son sujet. Et Short réussit à nous faire avaler moult détails qui auraient pu facilement nous ennuyer en investissant cet immense pays en pleine transformation pour qu’on en sente la terre, la chair, la sueur, le sang.
À partir du début de son engagement au sein des forces révolutionnaires qui renverseront le régime impérial en février 1912, jusqu’à la prise du pouvoir par les communistes en octobre 1949, le parcours de Mao sera semé d’embûches et d’errances idéologiques. D’ailleurs, la dialectique de la pensée maoïste est basée sur l’acceptation de ses contradictions. Ce qui ne sera pas sans effrayer ses proches collaborateurs, qui chercheront souvent sur quel pied danser, et ses interlocuteurs soviétiques, qui auront bien du mal à le cerner.
Un des grands mérites de ce livre est de parvenir à nous kidnapper dans la mentalité chinoise, cette culture tellement différente de notre esprit occidental. En Chine, la métaphore est odorante et passe de la fleur parfumée au pet puant! Cet exotisme allégorique, avec ses paraboles confucéennes et son bestiaire symbolique (pour justifier un changement de cap draconien, on dira: "Peu importe que le chat soit blanc ou noir, tant qu’il attrape les souris!"), nous change de la langue de bois qui sévit dans notre paysage politique.
Malgré la monstruosité de Mao, bien que Short se garde de dorer la pilule, on s’attache à ce fou furieux, d’abord idéaliste avant de céder à la tentation de l’idolâtrie. Il y a dans la gouvernance de Mao quelque chose de la république de bananes qui, en dépit de son extrême violence, nous semble, vue de loin, une mascarade tragicomique. Avant de mettre en branle la révolution culturelle, visant à nettoyer toute trace du passé et de l’étranger, Mao portera un soir un toast à la guerre civile à venir! De quoi nous faire rire jaune, surtout lorsqu’on constate l’étendue des dégâts (en Chine, on compte des millions de morts, que ce soit après la famine causée par la mauvaise gestion gouvernementale ou les purges politiques).
Poète à ses heures (on a droit à plusieurs strophes), Mao a basé toute son idéologie et sa propagande sur le conte ancestral du "vieux sot qui déplace la montagne". Et c’est cette montagne, volumineuse, que nous ramène Philip Short, dans toute la majesté et l’atrocité du paysage. On n’en sort pas indemne.
Mao Tsé-Toung
de Philip Short
Éd. Fayard, 2005, 681 p.