Avec Le Roman des Jardin, Alexandre Jardin, étiqueté fleur bleue depuis 20 ans, signe un roman qui fait table rase avec le passé. Non seulement le ton est-il plus cinglant, plus libre et plus fou, mais le romancier n’écrit plus sur l’extase conjugale, il explore plutôt le côté obscur du genre humain. Et qui sert de modèle? Sa famille. Cette même famille qui semble avoir fait du désordre amoureux un mode de vie, et qui aujourd’hui rage devant ce brûlot qu’elle estime aussi scandaleux que mensonger. "Les rapports avec certains membres de ma famille sont maintenant exécrables, nous dit Jardin, car plusieurs sont scandalisés par mon livre."
Il faut dire que l’auteur du Zèbre et de L’Île des Gauchers était plutôt bon garçon, et qu’il se tenait loin, en tant que romancier, de l’univers familial qu’il a commencé à dépeindre dans Le Zubial, il y a quelques années. Sa famille ne pouvait pas voir venir le coup, car Jardin faisait tout, à travers ses précédents romans et dans la vie, pour éviter de succomber à l’excentricité de son clan, et les gens de sa famille qui sont toujours vivants font partie de ceux qui ont tenté de nier le vent de folie qui soufflait sur la planète Jardin. "Ceux qui ont survécu à l’univers des Jardin sont les plus normaux, ou bien ceux qui, comme moi, pendant près de 20 ans, aspiraient à la normalité… Certains utilisent la presse et écrivent des articles pour dire que mon livre est une honte. D’une certaine façon, je ne peux pas leur en vouloir car j’ai été comme eux pendant de nombreuses années. Je suis plutôt mal placé! Ça fait aussi partie des raisons pour lesquelles j’ai mis 20 ans à écrire ce livre."
Mais que raconte-t-il de si terrible, ce livre? Eh bien le clan Jardin, d’après l’écrivain à succès de 40 ans, était composé non seulement d’aristocrates et de célébrités mondaines et publiques, tant sur la scène politique, artistique que littéraire, mais aussi d’excentriques (souvent les mêmes) en tout genre, prêts à commettre toutes sortes d’irrégularités, tant par rapport au système (soutiens monétaires ou "crocheries" financières de tout acabit) que sur le plan humain (adultère, conventions étranges et perversions sexuelles allant jusqu’à la zoophilie). Et si le narrateur passe son temps à revendiquer le droit au mensonge et à l’exagération, de vrais noms circulent ainsi que des faits. "Pour moi, c’est véritablement un roman. Mais je trouve qu’il y a un énorme malentendu sur le mot "roman". Quand on dit d’un texte que c’est un roman, beaucoup de gens comprennent que tout est imaginaire, alors que le roman est une forme qui permet d’exprimer des vérités qui ne sont pas forcément apparentes. Pour moi, c’est l’outil même de l’expression des vérités émotionnelles qui ne sont pas toujours apparentes. C’est pour ça que c’est un livre qui est par moments romancé, mais jamais de façon gratuite et toujours pour essayer d’exprimer des émotions authentiques."
Mais il faut croire que l’imagination de Jardin fait mal, et que la fiction parle tout autant que la réalité, qui, en filigrane, ne semble jamais très loin des libertés que prend le romancier. "Lorsque vous allez voir un psychanalyste et que vous lui racontez votre rêve, il ne va pas vous répondre que ça ne l’intéresse pas! Que l’imaginaire n’a pas de sens! Ça veut dire que ça exprime bien quelque chose de puissant. La part romancée exprime donc, surtout dans ce livre-là, quelque chose de vrai… Ce sont des reconstructions romanesques qui expriment beaucoup de vérité."
LA CLÉ DES CHAMPS
L’univers décrit dans ce livre est si éloigné du quotidien du commun des mortels qu’on s’étonne presque qu’il existe toujours des gens qui vivent dans cette sorte de bulle où les problèmes d’argent et les souffrances du monde ne semblent jamais pénétrer. "En publiant un livre comme ça, j’avais le sentiment d’aller à contre-courant de tout. D’autant plus que cette famille vit sans aucune forme de prudence alors que l’heure est à une grande prudence aujourd’hui en Europe. On élève au rang de religion le principe de précaution. J’ai écrit un livre sur des gens qui vivent comme à l’époque où on prenait le bateau pour découvrir l’Amérique, et donc, en le publiant, je me demandais qui voudrait bien entrer dans un livre comme ça aujourd’hui! Personne ne vit plus comme ça."
Heureusement, cette distance avec le monde réel ne tient pas le romancier trop à l’écart de la réalité pour être pertinent. "Cette distance-là, si elle ne me tue pas, me donne un avantage considérable, parce que ce sont des gens qui vivent dans une confusion absolue entre l’imaginaire et le réel. Mais il faut reconnaître que le mode de vie jardinesque a quand même tué l’essentiel de ma famille!"
Pourquoi avoir écrit des petites histoires d’amour quand on vient d’une famille qui fournit autant de matière? Jardin affirme qu’il avait soif de monogamie, de calme, de tout ce qui pouvait l’équilibrer au milieu de ce cirque où des gens, comme sa grand-mère, vont jusqu’à "adopter" un ver solitaire pour manger à leur guise. "Ce qui était drôle à l’époque, lorsqu’une partie de la critique me trouvait fleur bleue et naïf, c’est que j’en éprouvais une très grande satisfaction. J’avais le sentiment d’avoir réussi mon coup, d’être parvenu à échapper à mon clan. Je me disais: s’ils y croient, s’ils acceptent de me condamner pour ces motifs, c’est que je suis sauvé!" Et s’il ressentait le besoin d’écrire ce Roman des Jardin, il a réussi à en repousser l’idée pendant longtemps: "J’ai mis à peu près 20 ans à ne pas écrire ce livre-là, à l’éviter, et à en publier d’autres pour faire diversion." Mais d’où est venue la permission de le faire? "Tout d’abord, il me fallait un éditeur qui m’empêcherait d’arrêter d’écrire ce livre que j’ai très souvent commencé mais que j’abandonnais constamment. Et je suis tombé sur un personnage totalement jardinesque. Un jour, je l’appelle et il me confie devoir couper la conversation car, dit-il, il est en train de skier au Chili et sa copine l’attend en bas de la piste de ski… Alors je raccroche, et trois mètres plus loin, je le vois traverser devant moi sur Saint-Germain. Je me suis donc avancé et quand il m’a vu, il m’a dit: "Mon cher Alexandre, si tu as davantage foi en tes yeux qu’en ma parole, nous ne pourrons plus avoir de rapport de confiance." J’ai trouvé ça sublime et lui ai tout de suite dit que j’avais le sentiment de rencontrer l’éditeur qui m’empêcherait d’arrêter d’écrire ce fameux livre. Je lui ai demandé de devenir mon éditeur et il a eu une réponse encore plus belle. Il m’a dit: "Dès que je rentre du Chili, je t’appelle de l’aéroport." J’ai eu l’impression de rencontrer un personnage digne de figurer dans ma famille!"
L’anecdote est charmante, certainement véridique, décisive même, mais peu convaincante quant à donner l’élan nécessaire pour achever ce livre. "Il y a eu aussi un événement important, celui où mon frère, Frédéric, a décidé d’être reconnu officiellement comme le fils du cinéaste Claude Sautet. C’est comme si mon frère avait dit: "Allez, maintenant on dit tout! On sort du roman des Jardin!" Lui, il est profondément heureux de ce livre. Je ne l’aurais probablement jamais écrit si mon frère n’avait pas d’abord pris cette décision."
Aujourd’hui, Alexandre Jardin est un nouveau papa ("Ça arrive à plein de gens bien!") et il repart à neuf. "Voilà, c’est un énorme coup, maintenant tout est neuf et il est évident que je ne pourrai jamais plus écrire comme auparavant. C’est une forme de premier roman. Si j’avais commencé à publier à 40 ans, j’aurais commencé par ce livre."
Le Roman des Jardin
d’Alexandre Jardin
Éd. Grasset, 2005, 311 p.