Horacio Castellanos Moya : Arme blanche
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Horacio Castellanos Moya : Arme blanche

Horacio Castellanos Moya, observateur mordant de la société salvadorienne dont il s’est expatrié, est l’un des invités d’honneur au Salon du livre. Il nous y présentera son dernier roman, L’Homme en arme.

Dans Le Dégoût, son premier roman traduit en français, Horacio Castellanos Moya donnait la parole à un intellectuel salvadorien immigré au Canada et revenu dans son pays d’origine pour les funérailles de sa mère. Le monologue – cent pages d’une rare violence verbale – tire à boulets rouges sur un pays aux "politiciens puants", qui ne se "définit que par ses crimes" et qui "n’existe pas artistiquement et littérairement", le narrateur attaquant jusqu’à la saleté des bordels et même – sacrilège suprême! – les fameux pupusas, mets national qui fait la fierté des Salvadoriens. Avec cette voix fictive qui s’abîme dans une longue plainte hyperbolique, le lecteur devine celle, sous-jacente, d’un écrivain au désespoir relatif et à l’humour aguerri, expert dans l’art de la distanciation. Castellanos Moya s’est entretenu avec nous de son œuvre et nous a donné des nouvelles de cet État d’Amérique centrale marqué par une guerre civile ayant causé plus de cent mille morts entre 1979 et 1992.

Opposant une dictature militaire soutenue par les États-Unis et une guérilla d’allégeance marxiste, ce conflit, explique Castellanos Moya, a laissé une "culture de la guerre" au Salvador. Lorsque Le Dégoût y est paru en 1997, l’auteur, qui habitait alors au Guatemala, a été prévenu par sa mère que des menaces de mort avaient été proférées contre lui. L’homme de 48 ans, qui vit actuellement à Francfort grâce à un programme pour écrivains réfugiés, hésite pourtant à se considérer comme un exilé politique: "Je ne suis pas exilé dans le sens où je serais persécuté par le gouvernement. Je peux aller librement au Salvador. Recevoir des menaces de mort, c’est quelque chose d’assez fréquent là-bas. Je n’y serais pas plus en danger que tous ceux qui vivent aujourd’hui dans ce pays qui a perdu le contrôle de sa sécurité publique, où le taux d’homicide est le plus élevé en Amérique latine et où un grand nombre de personnes possèdent des armes et ont été entraînées à s’en servir. La situation socio-économique engendre un niveau d’agressivité tel qu’il laisse croire qu’il y a toujours une guerre en cours."

La Mort d’Olga María mettait justement en scène le meurtre apparemment sans motif d’une mère de famille, que l’auteur fait raconter par sa meilleure amie, une détestable bourgeoise dont les préoccupations superficielles, les ragots et les préjugés de classes ponctuent le discours. L’enquête étant freinée par les intrigues politiques de l’élite salvadorienne dont faisait partie la victime, le lecteur est amené à faire face à cette impossibilité chronique d’établir la vérité – et à l’impunité qui en résulte -, un motif récurrent dans l’œuvre de Castellanos Moya: "J’exprime d’une façon littéraire le fait qu’en Amérique latine, et pas seulement au Salvador, nous n’avons pas un réel système de justice. Nous jouissons d’une participation démocratique à la vie politique, mais le système judiciaire, lui, ne fonctionne pas. C’est pour cela qu’on ne sait jamais vraiment la vérité."

DANS LA PEAU DU TUEUR

L’Homme en arme se présente lui aussi comme un monologue mettant en scène une voix étrangère à celle de l’écrivain. Sergent d’un escadron de la mort dans l’armée salvadorienne, Juan Alberto Garcia – de son surnom Robocop – est démobilisé après la signature des accords de paix. Incapable de s’intégrer à la vie civile, il est recruté par un ancien supérieur pour détruire les restes clandestins de la guérilla. Une mission qui l’amènera à assassiner froidement, sur commande, sans jamais remettre en question les motifs de ses commanditaires. "Ce roman m’est apparu comme une sorte de défi. Je n’ai jamais été un combattant. Pour moi, le guerrier, c’est l’Autre, celui qui n’a ni principes ni morale. Cela m’a demandé de me mettre totalement hors de mon univers. Je voulais savoir comment cet esprit se mouvait et deviner la voix qui l’accompagnait. En fait, c’est un personnage assez silencieux, qui se définit davantage par l’action et la réaction, qui doit tuer pour survivre. Lors de la réécriture, il m’a donc fallu enlever tout ce qui était de l’ordre de l’émotion et de la réflexion, qui à mes yeux ne lui appartenait pas."

Horacio Castellanos Moya est formel: il y a toujours des "Robocop" au Salvador, de ces anciens militaires qui opèrent dans l’illégalité au service de factions secrètes: "Après la guerre, il n’y a pas eu assez d’investissements dans la démobilisation des forces armées, dans l’éducation et les programmes sociaux pour guider tous ces éléments vers la société civile démocratique." Y a-t-il actuellement de l’espoir pour le Salvador? "L’avenir de ce pays dépend en bonne partie du quart de sa population qui vit aux États-Unis et dont le soutien financier permet carrément au pays de survivre. Ces expatriés constituent également une masse de pression potentielle pour un changement sur le plan socio-économique." Une dynamique dont l’inconvénient est de maintenir le lien de quasi-assujettissement envers les Américains, le Salvador restant par exemple le seul pays d’Amérique latine à maintenir actuellement des troupes en Irak. Mais les romans de Castellanos Moya, dont la trame narrative est si fortement liée à l’histoire contemporaine du Salvador, n’appellent-ils pas justement, avec leur charge violente, à une mobilisation des esprits, à une libération des consciences, seul véritable territoire capable de féconder la vie?

L’Homme en arme
d’Horacio Castellanos Moya
Éd. Les Allusifs, 2005, 123 p.