Marie Gagnon : Zone libre
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Marie Gagnon : Zone libre

Marie Gagnon plonge de nouveau dans des abîmes qu’elle connaît par corps et par cœur, montrant ceux que la vie a repoussés dans ses marges et la précarité des bouées auxquelles ils s’agrippent.

En 1997, elle faisait une entrée remarquée sur la scène littéraire avec un titre en forme de sombre invitation: Bienvenue dans mon cauchemar. Depuis, en outre avec Lettres de prison (2002), Marie Gagnon continue de puiser dans son passé houleux pour en dégager des histoires entièrement ou fortement biographiques, selon le cas, dessinant tranquillement le portrait de famille d’une série de paumés magnifiques, d’écorchés rayonnants. Une renaissance pour celle qui griffonnait dans ses cahiers comme on creuse un tunnel vers l’extérieur, sans pourtant oser croire que ses mots allaient se frayer un chemin jusqu’au lecteur.

"Tout a commencé un soir où je participais à une lecture de poésie à l’Agora de la danse, se souvient l’auteure, quand le poète Jean-Marc Desgents s’est entêté à me convaincre que je devrais faire circuler mes affaires." Aujourd’hui, alors qu’elle vient de lancer Emma des rues, son deuxième roman et cinquième livre (tous parus chez VLB éditeur, où on avait flairé que les "affaires" valaient le détour), Marie Gagnon n’oublie pas les débuts de l’aventure, consciente qu’elle doit ses premiers succès à beaucoup de travail, mais aussi à quelques coups de pouce du hasard.

Voilà qu’elle nous entraîne de nouveau sur les pas d’Emma, personnage central du roman Des étoiles jumelles (2004), situant la trame cinq ans après la mort de Prince, le grand amour de sa vie. La junkie à temps partiel survit plus qu’elle ne vit en compagnie de Serge, son nouvel amoureux, psychotique jusqu’au bout des ongles mais dont elle s’occupe comme une mère. Les deux oiseaux de malheur volent des livres ou de la camelote pour un sandwich ou un shoot, et se mettent les pieds dans tous les plats possibles, ce qui donne parfois à Emma des rues des relents de polar. Marie Gagnon, en tout cas, est convaincue de signer son livre le plus accompli. "J’étais également très fière de mon deuxième, Les Héroïnes de Montréal, un recueil de nouvelles, mais je n’ai jamais pu en faire la promo parce que j’étais complètement out à cette époque-là." Out comme dans héroïne, dérive, prison… Pas de bluff ici, est-il besoin de le préciser.

Ces jours-ci, c’est différent: la romancière a un aplomb évident, la voix sonore et une confiance éclatante en son avenir d’écrivaine. "Je ne me suis jamais sentie autant en contrôle dans un projet d’écriture. Je sais maintenant que pour écrire, ça prend une certaine stabilité. J’étais contente des autres livres, mais il y a des choses que j’aurais dû travailler un peu plus. Écrire en prison ou en cavale, ce n’est pas l’idéal! J’ai fait le compromis d’avoir un toit, maintenant. Je ne suis pas une fille d’argent, de bijoux… Ce n’est pas ça qui m’intéresse, mais un espace de travail à moi, ça compte. Du coup, je me suis amusée comme jamais dans l’écriture", assure l’auteure au parler cru mais qui, étonnamment, cultive une langue tout ce qu’il y a de plus classique, rêve de communauté artistique et des discussions littéraires et philosophiques qui avaient cours au Café de Flore…

Ce mélange d’"expérience sur le terrain" et de culture littéraire grappillée chez Kafka ou Simenon lui donne la science qu’il faut pour nous montrer comme si on y était le milieu carcéral ou encore un deal de drogue qui tourne au vinaigre. Et elle le fait sans retenue, sans pudeur dans la description de certains réseaux. "Dans mes premiers livres, j’étais un peu plus prudente, par réflexe, mais maintenant je me sens assez sûre de moi pour montrer ces réalités-là sans aucune retenue. Les personnages sont tous fictifs, cela dit, et je ne porte pas de jugements moraux à leur endroit. J’ai été tellement jugée moi-même dans ma vie que, oui, je me permets de juger de certains préceptes, de certaines idées, mais jamais de juger d’un individu."

À travers les leçons de courage et de ténacité, le plus beau legs de Marie Gagnon est probablement là, dans cette vibrante invitation à la tolérance.

Emma des rues
de Marie Gagnon
VLB éditeur
2005, 168 p.