Yasmina Khadra : Territoire occupé
Avec L’attentat, Yasmina Khadra nous entraîne en Palestine, au cœur d’un conflit complexe. Entrevue avec un auteur qui n’a pas froid aux yeux.
"L’instant où l’on prend conscience de son impuissance est celui où l’on prend conscience de la vulnérabilité des autres", écrit si bien Yasmina Khadra, pseudonyme de Mohammed Moulessehoul, né dans le Sahara algérien en 1955 et qui vit aujourd’hui en France. On pourrait citer plusieurs passages de son dernier roman, L’attentat, qui met en scène Amine, un chirurgien d’origine palestinienne, naturalisé Israélien. Le docteur s’est taillé une belle place dans la société, où il a su gagner le respect de ses confrères, où il s’est mérité des honneurs, et où il a su gagner suffisamment d’argent pour susciter l’envie. Il mène aussi, du moins le croit-il, un parfait bonheur avec une femme qu’il aime. Cette même femme se fera un jour exploser dans une opération kamikaze. Il ne se doutait pourtant de rien quant aux opinions de son épouse, quant à ses fréquentations, ses convictions, quant à son cran.
"Encore une chose, docteur (lui dit-on un jour): entre s’intégrer et se désintégrer, la marge de manœuvre est si étroite que le moindre excès pourrait tout fausser." Le docteur a beau s’avancer sur des territoires risqués, se confronter à différents vents, manœuvrer entre illuminés ou éclairés, entre intégrés ou désintégrés, entre islamistes ou militants politiques, entre intégristes ou djihadistes jusqu’au-boutistes, il demeure essentiellement le même. "Amine est resté très proche de ses principes, nous dit Yasmina Khadra, et il a toujours rejeté la violence jusqu’au jour où il est redevenu sa victime. C’est un homme qui a des valeurs profondément ancrées en lui. Il croit en l’homme, en l’intelligence, en la générosité, et pour lui, la véritable fonction d’un être humain est de vivre pleinement sa vie et non pas de mourir."
Le père d’Amine disait que "la vie n’était pas seulement de sarcler, élaguer, irriguer et cueillir; qu’elle était peindre, chanter et écrire aussi; et instruire; et que la plus belle des vocations était guérir." L’écrivain poursuit: "Il a la conviction que ce qu’il a fait, ce qu’il a entrepris, était une grande victoire sur le destin. Il ne faut pas oublier que c’est un enfant bédouin qui est parti de rien et qui a essayé d’être le rêve de son père. Et par amour pour son père, par amour pour cet homme qui a essayé d’être peintre, mais qui n’a jamais réussi, il est devenu le docteur, le premier chirurgien de la tribu. Pour lui, quelque part, il se soustrait un peu aux signes indiens qui frappaient sa tribu et qui ne produisaient que des paysans."
Amine, malgré ses grandes qualités, est un peu l’incarnation de tous ceux qui pensent qu’il suffit de tourner le dos aux problèmes pour les résoudre. Non seulement il se tient à l’écart des problèmes, mais il va jusqu’à les ignorer totalement. Il ne s’avancera au cœur du problème que le jour où il se sentira personnellement floué. "Il est égoïste! La preuve: lorsque, plus tard, il soupçonne sa femme de l’avoir trompé, pour lui, le monde s’arrête là, le combat ne l’intéresse pas. Il est très proche de sa petite personne et toute fausse note dans son chant de sirène l’afflige."
Si Amine se dévoue à soigner des gens, à sauver des vies, il fait peu de liens entre ce qui lui arrive et ce qui arrive au monde, entre ces manquements personnels et la surdité ou l’aveuglement collectif. "Ils sont des millions à penser comme Amine. Où est passée cette solidarité humaine qui fait que lorsqu’il y a un problème quelque part, les gens ne réagissent pas seulement pour apporter de l’aide, mais aussi pour résoudre le problème?"
Khadra refuse de parler des possibles risques qu’il court. Il estime que c’est son problème et que c’est aussi son devoir d’écrire: "Je suis un romancier et j’écris comme l’inspiration me l’impose. Et je suis d’abord un citoyen du monde qui essaye de dire aussi sa version, car c’est très dangereux de laisser une seule partie s’exprimer. L’Occident a tous les moyens pour s’exprimer, et ses moyens sont si énormes qu’ils occultent l’expression des autres."
L’attentat
de Yasmina Khadra
Éd. Julliard
2005, 268 p.