Bret Easton Ellis : L’heure de vérité
Est-ce Bret Easton Ellis le romancier, ou le personnage de roman qui répond à nos questions à propos de Lunar Park, en face à face, dans son appartement de New York? Comment départager le vrai du faux dans ce nouveau livre, autobiographie hallucinée à laquelle se jouxte un récit d’horreur? Aucune importance.
Lunar Park
est un roman d’obsessions. Celle des apparences, de cette constante recherche de perfection qui accable les personnages peuplant les sulfureux romans de Bret Easton Ellis. Et surtout, celle d’une innocence perdue: l’enfance, les drames qui la hantent, en pourrissent le souvenir.
La tête d’Ellis dodeline au ralenti. Ses yeux rivés sur ceux de son interlocuteur, il reçoit l’information, compose une réponse qu’il livre avec un enthousiasme surprenant, comme si cette entrevue, qui est sans doute la millième depuis la sortie de son cinquième roman, était en fait la première.
"C’est vrai, mais au départ, je voulais en faire un exercice de style très impersonnel, très épuré, excessivement simple, raconte l’auteur en se balançant sur une chaise de bureau stylisée, au milieu d’un petit loft du Lower East Side de New York que les épithètes qu’il emploie concernant ses velléités littéraires pourraient tout aussi bien décrire. J’avais eu l’idée pour ce livre après avoir publié American Psycho qui, s’il a été quand même assez amusant à écrire, m’a porté vers des lieux très sombres, alors j’avais besoin de simplicité. Puis, je l’ai laissé tomber pour me mettre à l’écriture de Glamorama qui, au départ, devait aussi être très simple, un roman d’espionnage international, voilà, mais c’est devenu cette chose très dense qui m’a finalement pris une éternité à écrire."
"Pour Lunar Park, enchaîne-t-il, je jonglais avec l’idée de cet auteur qui me ressemble, qui a écrit des livres comme les miens, qui touche le fond et refait sa vie en banlieue, avec femme et enfants, mais j’étais bloqué. Il a fallu que je devienne ce personnage pour que tout déboule, pour libérer cette histoire. (…) Et pour me libérer aussi."
Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici: d’une déclaration d’indépendance. Et non seulement est-elle littéraire, puisque l’auteur s’y parodie lui-même et en profite pour exploiter à fond un genre – mineur? – qu’il n’avait qu’effleuré jusque-là: le paranormal, l’horreur, mais il s’agit aussi d’une incroyable entreprise de brouillage de cartes où Ellis boursouffle son propre mythe jusqu’à le faire exploser de ridicule, où il s’expose publiquement avec toute l’impudeur que lui permet l’autofiction et fait de ce roman la plus improbable psychanalyse.
Comme si, en devenant fiction, en déformant le réel, l’auteur se réappropriait sa vie.
ÊTRE ET NE PAS ÊTRE
"C’est incroyablement libérateur, mais aussi, très amusant de devenir un personnage", clame Ellis. Ainsi, dans Lunar Park, le narrateur porte son nom, a écrit les mêmes bouquins – dans un habile mélange des "réalités", il parvient même à rencontrer certains personnages de ses propres romans -, pour devenir le protagoniste d’une abracadabrante histoire de fantômes où l’on n’est cependant pas tout à fait certain de ce qui s’y avère le plus terrifiant.
Est-ce le spectre du père de Bret qui se manifeste sous la forme d’un jouet en peluche et par l’apparition d’énigmatiques courriels en provenance d’une banque de Los Angeles? Est-ce la banlieue parfaitement manucurée où des parents, à la recherche d’un retour sur investissement, gavent leurs enfants de pilules afin qu’ils puissent suivre un ahurissant régime d’études-activités qui doit en faire des petits génies? Est-ce la disparition de certains d’entre eux, "enlèvements" à propos desquels le fils d’Ellis semble détenir certaines informations qu’il dissimule? Est-ce l’apparition du fantôme de Patrick Bateman, le tueur en série de son roman American Psycho, qui revient le hanter? Ou est-ce un humour acide qui, s’il désamorce le tragique de certaines scènes, n’en est pas moins une gifle glacée au visage de ceux qui refusent de voir le vernis qui s’écaille dans ces banlieues de desperate housewives?
Chose certaine, cet humour satirique, Ellis le revendique d’autant plus qu’il est souvent ignoré de nombreux critiques lui reprochant certains excès de maniérisme qui ne sont finalement qu’exagération volontaire, une grossière parodie du réel.
"Je ne comprends toujours pas comment certaines personnes ne peuvent pas voir l’humour dans mes livres, se fâche mollement Ellis, plus agacé qu’irrité. Il y a des choses qui n’ont tellement aucun bon sens dans ce que j’écris, je ne peux pas croire que tout le monde prend cela au premier degré; il faut sérieusement manquer d’humour pour ne pas voir le ridicule de certaines situations. Bien sûr, mon humour est noir, concède-t-il volontiers, mais l’humour noir, c’est le plus vif, le plus cathartique, et aussi le plus efficace, parce qu’il dérange, il fait bouger les choses. Mais ça demeure de l’humour."
FAIRE VRAI
"Je ne cherche pas à déplaire, je ne cherche pas à obtenir les opinions tranchées, très polarisées que reçoivent mes romans, surtout aux États-Unis", affirme-t-il ensuite en esquissant un sourire forcé, comme si les mauvaises critiques le heurtaient plus qu’il ne voudrait le laisser voir. "J’écris simplement les romans que j’ai envie de lire."
Façade, jeu de rôles et de séduction? Bret Easton Ellis ne serait pas le provocateur qu’on croit? Comment départager le vrai du faux dans ces affirmations, alors qu’on devine que cette obsession de plaire qu’Ellis décrie dans ses romans, c’est surtout la sienne? Et si les allers-retours entre le réel et la fiction se prolongeaient au-delà des dernières pages de Lunar Park, comme le laisse entendre son dernier paragraphe: merveilleuse envolée lyrique que l’on prend d’abord sur la gueule avec une certaine hébétude, mais qui s’avère l’une des plus belles déclarations d’amour à l’écriture de fiction qu’il ait été donné de lire.
Tout ne serait-il finalement que manipulation, chez lui? Chaque geste calculé? "J’ai écrit ce roman avec une réelle insouciance, sans jamais me demander comment le public et la critique réagiraient. Toute cette préface (où Bret, le narrateur, raconte sa spectaculaire descente aux enfers, dès la publication de son premier roman, Moins que zéro, ainsi que son addiction aux drogues, aux fêtes VIP, à la vie publique), si j’avais pu imaginer qu’elle provoquerait toute la confusion à laquelle j’assiste depuis la sortie du livre, si je m’étais arrêté pour réfléchir à cet exercice de partage du vrai et du faux qu’en feraient les lecteurs, j’aurais probablement reculé", expose-t-il sur un ton qui semble exprimer la plus désarmante honnêteté.
Au fond, on a surtout envie de le croire. Comme on croit à ce roman, à ses personnages dont "les imperfections et les défauts les rendent attachants malgré tout", dixit Ellis. Dans les pages, sous la couverture de Lunar Park, la "réalité" perd toute importance. La seule qui compte, c’est finalement celle de ce livre qui, comme le veut son auteur, "a sa propre vie, sa propre existence". Car si Bret Easton Ellis n’est pas nécessairement ce qu’il prétend, son roman, lui, est non seulement vrai, mais il est splendide.
Lunar Park
de Bret Easton Ellis
Éd. Robert Laffont, coll. "Pavillons", 2005