Jean-Marc Desgent : Territoire occupé
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Jean-Marc Desgent : Territoire occupé

Jean-Marc Desgent remportait récemment le Prix du Gouverneur général pour Vingtièmes siècles, un opus poétique touché par la grâce du chaos.

Si le paysage poétique québécois ressemblait à un échiquier, Jean-Marc Desgent pourrait s’apparenter au cavalier, avançant en lignes brisées, de livre en livre, de façon inattendue, préférant les géométries variables aux lignes droites. Les risques que cela suppose, Desgent ne les prend pas, il les mange. Ce qui confère à son œuvre une beauté, une résonance et une profondeur dangereuses, nécessaires. Avec près d’une vingtaine de titres et quelques prix derrière lui (dont le prix Rina-Lasnier 2000 pour Les Paysages de l’extase), le poète récidive solidement cet automne. Flanqué du sceau doré du Prix du Gouverneur général du Canada, Vingtièmes siècles (ayant aussi reçu le Grand Prix du Festival international de la poésie de Trois-Rivières 2005) confirme la force d’une écriture qui, ici, compte les morts, fracturée par la déraison orageuse de notre temps.

"Un poète est un monde enfermé dans un homme", écrivait Victor Hugo il y a plus d’un siècle. D’accord, mais voilà, l’ouvrage de Desgent nous met en présence d’une voix croisant deux mondes de façon manifeste: celui du dedans (défaites intimes, amours-gouffres, misère du corps et de l’esprit) et celui du dehors (guerres, charniers, linceuls, vertiges de l’innommable). Ainsi tressées en un seul et même courant, les deux principales lignes de fuite du réel créent la singulière électricité du poème: "J’étais les désirs de défaire, j’étais la beauté des dépouilles ensemble tordues, enchevêtrées. (…) c’était ce qu’il y avait d’essentiel brûlé par la chaux vive."

Divisés en plusieurs segments, les poèmes s’amorcent dans leurs titres, eux-mêmes poèmes (ex.: "Je me retrouverai plus tard, / envahi de manteaux et de bottes. / Pour l’instant, c’est nuage et feu"). Corps, guerre, amour, sexe, enfants, univers, sang, reliques et "mémoire du détruit": autant de combustibles alimentant cette machine poétique à mâcher le malheur de l’ère du Verseau. Or, le moteur de l’œuvre, son organe de transcendance, c’est la langue. Une langue grave, haletante et déréglée par un présent toujours en alerte, où le "je" est renversé, transformé par sa propre pauvreté, secoué par "la basse besogne de nommer", et ne pouvant parfois s’accorder qu’aux verbes les plus primaires, être et avoir: "J’avais l’enfermement, mes beautés fétiches meurent, j’étais tout cordes, bandelettes, tout lanières." La syntaxe des proses et des vers implose constamment. La défaillance de cette langue en invente une autre, un dialecte s’entêtant dans les ruines comme au cœur d’une passion.

"Je ne suis pas ouvrage facile, je fais du labyrinthe (…)": un avertissement. Or, pour les têtes chercheuses, ces Vingtièmes siècles aux accents beckettiens s’avèrent une cible tout indiquée. Car c’est à une œuvre escarpée, fulgurante et d’une rare exigence que l’on a affaire. Un territoire de miracles fantômes où l’écriture s’abandonne, radicale, permettant au regard du poète d’étreindre sans réserve le cœur noir du monde: "je vois loin et mes bras vont jusque-là".

Vingtièmes siècles
de Jean-Marc Desgent
Écrits des Forges, 2005, 64 p.