L’année 2005 sur la planète livres : Top livres
En guise d’écho à l’année 2005 sur la planète livres, chacun de nos collaborateurs nous donne ses deux titres coups de cœur, l’un en littérature étrangère, l’autre en littérature québécoise.
Éric Paquin
LE ROI DE LA HAVANE
de Pedro Juan Gutiérrez
Joli métis, Reynaldo pourrait facilement s’enrichir en s’expatriant avec l’une des nombreuses touristes qui fréquentent le pays de Castro en quête de chair fraîche, mais voilà: le jeune homme n’aime que les Cubaines, qu’elles soient belles, laides, jeunes ou vieilles. Depuis qu’on lui a dit qu’il était le "roi de La Havane", il refuse en effet de quitter son royaume, préférant se prélasser d’un lit à l’autre, recherchant "les haleines chargées de rhum et de tabac, la sueur forte, les aisselles pleines de poils". Représentant par excellence du nouveau "réalisme sale", Pedro Juan Gutiérrez frappe dur dans ce roman qui constitue aussi sa déclaration d’amour à une métropole des Caraïbes précaire, lézardée, mais terriblement vibrante. Éd. Albin Michel, 2005, 260 p.
L’ÂME FRÈRE
de Gilles Jobidon
Les lois de la Nouvelle-France n’étaient pas tendres envers les hommes surpris en flagrant délit de "bougrerie". Découverts nus et endormis dans les bras l’un de l’autre, le seigneur Nicolas d’Aucy et son employé Jean Fillio subiront un procès qui mènera à leur éternelle séparation. Le premier mourra dans un hôpital de la colonie tandis que le second, après avoir été torturé, sera condamné à la déportation sur une île des Caraïbes dont il soignera les esclaves. "Jeune écrivain" dans la cinquantaine récemment apparu dans notre paysage littéraire, Gilles Jobidon illustre dans L’Âme frère les nombreuses et subtiles variations du sentiment amoureux, servies par une langue poétique, inventive et d’un lyrisme bouleversant. VLB éditeur, 2005, 126 p.
Christine Fortier
LA CHAMBRE DES MORTS
de Franck Thilliez
Il y a très longtemps qu’un livre ne m’avait laissé une telle impression. Si j’avais pu mettre mes mains devant mes yeux pour ne pas voir l’horreur que l’auteur fait parfois naître à travers ses descriptions, je l’aurais fait! L’intrigue imaginée par Franck Thilliez est assez originale pour nous faire oublier que la conclusion est plutôt convenue, par comparaison au reste du roman. Vigo et Sylvain, deux informaticiens au chômage, volent un sac rempli d’argent. Ils sont persuadés d’avoir commis le vol parfait, jusqu’à ce qu’ils réalisent que l’argent était destiné à une rançon et que le meurtrier est sans doute sur leurs traces. Au même moment, la police de Dunkerque enquête sur l’enlèvement de deux fillettes malades. La brigadière Lucie Hennebelle voit dans ce dossier une belle occasion de prouver son talent d’enquêtrice et découvre bientôt une lugubre histoire impliquant une apprentie taxidermiste. Éd. Le Passage, 2005, 320 p.
LA TRACE DE L’ESCARGOT
de Benoît Bouthillette
L’inspecteur Benjamin Sioui est non seulement un enquêteur au comportement politiquement incorrect – il ne cache pas sa consommation de cocaïne – mais c’est aussi un fin connaisseur en art, en musique et en cinéma. Sous la trame policière de La Trace de l’escargot, se cache une histoire d’amour non conventionnelle qui – bien qu’elle ne vole pas la vedette à l’enquête en cours dans le roman – prend une place importante dans l’évolution de l’intrigue, et dans la création du suspense. L’inspecteur Sioui doit arrêter un meurtrier qui s’inspire du peintre britannique Francis Bacon pour élaborer ses crimes d’une violence extrême. Avec l’aide de ses collègues (qu’il surnomme ses deux idiots!) Grigori et Alexandre, Sioui fait son travail avec la détermination d’un bulldozer et ne s’arrête devant aucun obstacle. Une fois rompu au style narratif original, on ne lâche plus le morceau. Éd. JCL, 2005, 364 p.
Benoit Jutras
LES CHAMBRES NUPTIALES
de Lisa Moore
Les livres explorant le sentiment amoureux sont souvent rongés par les clichés les plus lassants. Or, non seulement Les Chambres nuptiales de la Terre-Neuvienne Lisa Moore repousse-t-il à perte de vue la menace du lieu commun, il parvient également à faire valser l’esprit du lecteur avec la sensualité et les possibilités du langage. Douze nouvelles où l’auteure multiplie les jeux de miroir entre les êtres, fragmentant la trame au profit d’une écriture presque poétique, pétrie d’images justes et saisissantes. Un recueil semblable à un tour de manège en rêve. Éd. Boréal, 2005, 197 p.
VINGTIÈMES SIÈCLES
de Jean-Marc Desgent
Marcel Proust a déjà affirmé quelque part que toute grande œuvre était écrite dans une sorte de langue étrangère. Avec Vingtièmes siècles (Prix du Gouverneur général 2005), Jean-Marc Desgent confirme cette vision. En fondant les horreurs guerrières du siècle dernier dans l’intimité d’une voix qui s’obstine à veiller un vertige qui la dévaste, l’écriture de Desgent nous prouve de façon radicale et diablement tonifiante que la poésie n’est pas là pour conforter l’esprit mais pour dire autrement. Une œuvre au souffle haletant, aussi farouche que lumineuse. Écrits des Forges, 2005, 64 p.
Stéphane Despatie
PURPLE CANE ROAD
de James Lee Burke
Ancien alcoolique, l’antihéros Dave Robicheaux a un tempérament bouillant et il se fait aider par des criminels et par un ami, ancien flic recyclé en privé, qui a la mèche encore plus courte que la sienne. C’est une enquête émouvante et enlevante que l’on suit sur la trace des assassins de sa mère, alors que le passé, sans arrêt, vient troubler un équilibre fragile. Très littéraire, ce roman noir est peut-être la dernière occasion de revisiter La Nouvelle-Orléans de James Lee Burke, celle d’avant les événements que l’on connaît. Éd. Rivages, 2005, 328 p.
ROBERT GRAVEL, LES PISTES DU CHEVAL INDOMPTÉ
de Raymond Plante
Ce livre renferme autant de références biographiques qu’une biographie conventionnelle, mais on entre dans l’univers d’un grand homme de théâtre et dans le monde du théâtre québécois par l’intimité. Littéralement, Raymond Plante ouvre des parties du journal de Robert Gravel, avec respect et amitié. On y découvre des dessins, des théories et, surtout, l’évolution d’une pensée, des lignes directrices qui se précisent et, pratiquement, l’échafaudage d’une école. Éd. Les 400 coups, 2004, 304 p.
Sylvain Houde
LUNAR PARK
de Brett Easton Ellis
Dommage que l’ouragan médiatique entourant La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq nous ait fait perdre de vue qu’il s’agissait aussi d’un excellent roman, venant clore à sa façon un cycle entamé avec ses précédents titres, particulièrement Les Particules élémentaires et Plateforme. Mais j’accorde plutôt ma palme "étrangère" au dernier Brett Easton Ellis, Lunar Park. L’enfant terrible des lettres américaines, maintenant quarantenaire, vient lui aussi boucler la boucle des œuvres de jeunesse entreprise avec Less Than Zero, alors qu’il n’avait que 21 ans, et dont le principal fait d’armes demeure American Psycho. En ramenant les héros de ces deux romans (Clayton et le tueur en série Patrick Bateman) dans cette pseudo-autobiographie, BEE règle ses comptes avec le personnage de l’écrivain célèbre et sa vie de rock star. Brillant et déstabilisant. Éd. Robert Laffont, 2005.
LA TRACE DE L’ESCARGOT
de Benoît Bouthillette
Côté québécois, il faut sans conteste dévorer La Trace de l’escargot, premier polar farci de références culturelles du jeune Benoît Bouthillette. À mille lieues des clichés de la littérature policière, cette enquête de Benjamin Sioui, policier atypique, nous entraîne dans le Montréal underground postmoderne à la poursuite d’un tueur dont les meurtres reproduisent des mises en scène de tableaux de Francis Bacon. Ce roman roule à 200 à l’heure tout en étant romantique! On a déjà hâte au prochain. Éd. JCL, 2005, 364 p.
Tristan Malavoy-Racine
UN PEDIGREE
de Patrick Modiano
Dans cet inclassable écrit biographique, ce "pedigree", l’écrivain français né en 1945 à Boulogne-Billancourt se penche sur les vies de son père et sa mère, puis fait le récit des 21 premières années de la sienne. Mêlant, dans un style impeccablement maîtrisé, un aspect clinique fait d’énoncés informatifs et des passages tellement sonores qu’on les relirait cent fois, Patrick Modiano (Voyage de noces, 1990) livre un joyau poli mais pas trop, dans un écrin qui méprise les fioritures. Une grande expérience de lecture. Éd. Gallimard, 2005, 128 p.
PETIT COURS D’AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE
de Normand Baillargeon
Avec ce petit manuel mi-grave, mi-humoristique, l’auteur de L’Ordre moins le pouvoir (Agone, 2001) a réussi le tour de force de bousculer les idées reçues sans imposer les siennes ou, si on veut, de faire un peu la morale sans donner de leçons. Dans ce brillant élan philanthropique, Normand Baillargeon montre l’importance de cultiver un esprit ouvert mais critique devant tous les messages et diktats maquillés dont nous bombarde le monde contemporain. Faisant joyeusement alterner extraits d’essais marquants, dessins inspirés (signés Charb), petits questionnaires et synthèses des travaux de Boileau ou Chomsky, il aiguise en outre le regard que l’on pose sur les sphères médiatique et politique. Un nécessaire électrochoc. Lux éditeur, 2005, 338 p.