Benoit Jutras : Plongée en apnée
Benoit Jutras signe L’Étang noir, une nouvelle avancée poétique dans cette zone où le jour dispute l’espace aux ténèbres.
Notre collaborateur Benoit Jutras, dont on lit régulièrement dans ces pages les commentaires de lecture, lançait récemment son deuxième livre à lui, l’un des plus attendus de la saison sur la planète poésie. Récipiendaire du prix Émile-Nelligan 2002 pour Nous serons sans voix (Les Herbes rouges), il nous conduit ce coup-ci à L’Étang noir, "un village ne figurant sur aucune carte, trente-quatre habitants, situé à dix heures de voiture de la ville".
Dans ce bled perdu, sorte de Grande Ourse du périmètre poétique, l’auteur croque ses proses comme des polaroïds, alternant les registres en un concert de voix énigmatique et grinçant. À travers les textes, dont plusieurs sont coiffés de titres-personnages – Stan et Marion, Axelle et Louis, Arcane (ce dernier revenant une vingtaine de fois) -, c’est une série de solitudes qui se frôlent et entremêlent leurs complaintes.
Puis il y a les "Lettres au Père Falaise", rédigées par un "je" féminin, dans lesquelles s’incarnent toutes les questions de l’humanité restées sans réponse, les colères devant les incongruités du vivant, mais qui contiennent aussi les semences d’un certain renoncement aux absolus: "Comprenez-vous mon Père, je ne demande pas la vraie vie, mais la fatigue des ombres."
Les premiers pas sur ce terrain peuvent plonger le visiteur dans la confusion, voire l’envie de rebrousser chemin vers des ciels plus cléments, mais le sortilège opère bientôt. Et s’il cultive le vague quant à la position de ce village absent des registres, Benoit Jutras prend soin d’étirer jusque-là des liens avec le monde réel – cette "route 113" par exemple, qui passe non loin -, plaçant son lecteur dans un état de crédulité inquiète, de plus en plus ouvert à cette idée que "l’histoire du monde n’est plus à cacher, à langer sous les draps, mais à abandonner, comme une aigrette blessée, une hache de guerre, enveloppée d’ombres et de lin […]".
Benoit Jutras déroule sous nos pas un sol mouillé, sur lequel on avance méfiant mais comme aimanté par quelque révélation à venir, préoccupé par les fissures du ciel et de la terre mais fasciné par les lumières qui en filtrent.
L’Étang noir
de Benoit Jutras
Éd. Les Herbes rouges
2005, 112 p.