Marc Chabot : Mouvements du désir
Marc Chabot nous offre Des corps et du papier, un essai sur la littérature érotique nous rappelant la nécessité de ces œuvres affamées de liberté.
Quoi qu’essaie de vous faire croire votre librairie préférée, avec ses étals à pyramides criardes proposant quelques romans dits "coquins" et mille et un manuels pratiques du genre L’Orgasme pour les nuls, vol. 16, la littérature érotique n’existe plus. Un bien triste constat qui n’a toutefois rien d’étonnant. Que peut-elle en effet contre la victoire de l’image sur le mot, contre une logique marchande allant jusqu’à récupérer et fixer un prix sur le frisson de l’interdit moral? Au moment où elle est devenue un genre littéraire, elle s’est casée; elle dort maintenant au gaz. Soyons clair: la littérature érotique qui a disparu est la subversive, la réflexive, celle qui mettait en péril l’ordre social, celle qui invitait à redessiner les limites du rapport à soi et à l’autre, celle qui, finalement, était "une littérature de combat". C’est entre autres ce que soutient le philosophe et parolier Marc Chabot dans Des corps et du papier, un essai au fil duquel, pour notre plus grand bien, et presque par devoir de mémoire, il revisite librement une poignée d’œuvres en interrogeant l’érotisme et sa portée, sa profondeur.
Un des moments charnières dans la réflexion de l’auteur: le chapitre consacré à la figure du libertin. D’abord, il faut le noter, avant d’être un jouisseur, le libertin est un penseur. Son désir ne le conduit pas uniquement à la célébration des spasmes charnels mais à méditer sur l’attraction, la joie de l’échange, les moyens de vivre le plaisir. Disciple d’Épicure, il cherche à établir une morale de l’extase afin de penser et d’exister autrement. Son discours rappelle sans cesse l’importance des mots dans la recherche du bonheur et de l’identité: "Il jouit parce qu’il pense la jouissance. Il jouit parce qu’il a découvert non seulement les plaisirs du corps mais aussi les plaisirs du langage. Le libertin fait naître l’individu."
Chabot redonne ensuite corps aux écrits de Miller, Lawrence, Duras, Leduc, Vian, nous rappelant que le texte érotique met presque toujours en scène une initiation, une plongée dans l’inconnu. D’ailleurs, fait-il remarquer, tout apprentissage relève de l’érotisme: "Le mouvement vers le savoir est toujours érotique. (…) Vouloir savoir, tout commence là." Toute œuvre parlant la langue du désir a quelque chose d’une invocation, d’un appel, d’une prière, nous reconduisant ainsi à mille lieues sous la peau, autour de ce qu’Octavio Paz appelle "le mystère de la personne", là où la liberté attend, comme une amante.
Malgré ses innombrables répétitions et les lieux communs minant l’ouvrage (par exemple: "la littérature est le chant de la subjectivité"), malgré une posture morale parfois casse-pieds et de grands absents (Sade, Bataille, Nin), Des corps et du papier a le mérite non négligeable d’affirmer en substance que toute littérature est érotique: "N’importe quel livre. La littérature érotique, c’est tous les livres qui viennent à nous pour penser ce qui nous manque, pour penser le désir, pour le réinventer. Tous les livres qui nous font être."
Des corps et du papier
de Marc Chabot
Éd. Leméac, coll. "L’écritoire"
2005, 153 p.