Salman Rushdie : L’effet papillon
Le nouveau livre de Salman Rushdie, Shalimar le clown, traverse le monde et le vingtième siècle. Un roman magique, tragique, comique et historique, véritable carrefour des religions, des cultures et des générations.
"La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli", disait Milan Kundera qui déplorait aussi, dans son essai Les testaments trahis, que depuis la fatwa pour apostasie lancée par l’ayatollah Khomeyni contre Salman Rushdie (en 1989, pour Les Versets sataniques), on ne retenait du célèbre écrivain indien que le scandale ou le sujet du roman, plutôt que ses qualités littéraires exceptionnelles. De fait, si le réel danger qui a plané (et qui plane encore dans une moindre mesure) au-dessus de l’écrivain né en 1947 à Bombay n’est pas anecdotique, il occulte néanmoins le travail colossal qu’a abattu le romancier sur les plans structurel et formel, ainsi que son avancée, son apport, au monde romanesque. Si l’homme, issu d’une famille d’intellectuels musulmans originaire du Cachemire, est devenu très engagé dans la défense de la liberté d’expression (il est président du PEN-club américain), si ses romans témoignent aussi de ses expériences, on ne doit pas oublier pour autant son art du roman.
Retournant sur un territoire bien exploité par son livre Les enfants de minuit, Rushdie présente, avec Shalimar le clown, un Cachemire qui prend parfois le visage de Bollywood, et qui, en filigrane, montre un islam ouvert, entre autres, à l’hindouisme. Le portrait, qui met de l’avant un paysage quasi paradisiaque, illustre un univers farfelu, proche du film Underground d’Emir Kusturica, laissant une place importante à la magie (le coup de pinceau ressemble à celui de Gabriel García Márquez) tout en gardant, comme en mortaise et qui agirait en repoussoir réaliste, une dimension historique des plus concrètes.
L’histoire débute avec un assassinat dans le Los Angeles de 1991. On y égorge Maximilien Ophuls, un ex-ambassadeur des États-Unis en Inde, devenu chef de la lutte antiterroriste en Amérique. Le meurtrier est son chauffeur, Shalimar. Pour comprendre les motifs du geste, on revient dans leurs passés respectifs, parcourant surtout le Cachemire, mais aussi la Californie, l’Angleterre et la France sous l’occupation. L’histoire d’amour qui se dessine emprunte parfois les chemins du roman policier, et parfois ceux du roman historique. Les passages expliquant l’histoire de Strasbourg, entre autres, sont captivants et regorgent de détails véridiques instructifs. Mais ce qui tient surtout le lecteur en haleine, c’est le style. Traduit remarquablement de l’anglais par Claro, chaque chapitre épouse non seulement l’univers, mais le rythme et l’organisation de la langue et de la pensée de chaque personnage. Tout ça, sans véritablement changer de narrateur et en parvenant à garder une unité de ton. Rushdie se glisse habilement et subtilement dans la danse de chacun. Par exemple, lorsque le romancier parle d’un colonel qui aime la poésie, il utilise la répétition ou l’ellipse, et, sans avoir été prévenus, nous basculons dans la prose poétique et absorbons l’information par le truchement d’une organisation syntaxique très littéraire et très impressionniste. Sans cassure, Rushdie ramène ensuite la barque sur d’autres canaux, posant un autre filtre sur le regard aventurier, mais ne quittant jamais complètement le phare.
Dans cette œuvre qui s’apparente à certains égards à une saga, l’écriture frôle souvent la poésie et exige une attention assidue. Pourtant, à bien des niveaux, le roman se révèle des plus accessibles, et parce qu’il est bien ancré dans quelques milieux familiaux et révélateurs, décrits avec une touche de sentimentalisme et une bonne dose d’humour simple, il rejoint parfois les rangs du roman populaire. Comme Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hasek offrait la guerre et ses horreurs en pâture à l’humour, Rushdie fait marcher son Shalimar le clown sur une corde raide (s’effritant à certains endroits) qui relie le Proche-Orient, l’Europe et l’Amérique, le laissant s’adonner, par le fait même, à la haute voltige entre la lucidité et la naïveté, entre le burlesque et le tragique, entre le magique et l’historique. Ce roman est un carrefour d’interpénétration qui prouve simplement que lorsque le monde souffre sur un continent, le reste de la planète s’en ressent. Ici, le particulier rejoint invariablement l’universel, et ce, supporté par une langue et une structure littéraire des plus stimulantes.
Shalimar le clown
de Salman Rushdie
Éd. Plon, 2005, 436 p.