Martin Page : Extraits de naissance
Martin Page, l’un des plus fascinants représentants de la jeune littérature française, effectuait cette semaine un premier passage en sol québécois. Nous n’allions pas rater cette occasion…
Avec Thomas Gunzig, David Foenkinos et quelques autres, Martin Page fait partie d’une petite bande qui attire de plus en plus les projecteurs de la scène littéraire française. Ils ont trente ans plus ou moins quelques poussières, aiment rire au moins autant que pleurer sur le sort de l’humanité, et accordent un style doucement sophistiqué à des idéaux moins enclins à la réinvention du monde qu’à l’aménagement d’un quotidien respirable.
La signature de Page, c’est en outre cet humour qui fait mouche sans jamais évacuer la profondeur ni la gravité. Un pétillant cocktail qui a déjà tourné la tête de milliers de lecteurs (sa jeune œuvre – 4 livres – est déjà traduite dans 28 langues), dont un certain Marc Labrèche, qui travaille à l’adaptation de son roman précédent, Comment je suis devenu stupide (Le Dilettante, 2001).
Dans ce nouveau titre, On s’habitue aux fins du monde, Page fait le portrait d’Élias Carnel, un jeune et brillant producteur de cinéma parisien dont les repères vont voler un à un en éclats, au moment même où le milieu le porte aux nues et où son avenir semble assuré. Comme si tout dans sa vie, de ses relations professionnelles à ses amours avec Clarisse, sonnait aussi creux que le stuc des décors de cinéma. Échos d’une conversation avec l’auteur de ce livre exquis.
Vous situez l’histoire dans le milieu du cinéma, ce qui vous permet toute une série de métaphores autour des illusions, des faux-semblants, des divers degrés du mensonge. Pourquoi ce cadre?
"Je voulais parler de quelqu’un qui, d’une certaine manière, n’existe pas. Dans tous mes bouquins, en fait, il y a un fantôme. Élias est un producteur, il est celui dont on ne se souvient pas comme spectateur. Il a un rôle très important, il est là pour faire accoucher le désir, la passion des autres, mais lui n’existe pas. Il intervient dans une œuvre d’art, mais un peu à la manière d’un fantôme, justement. Peu à peu, on se rend compte que c’est la même chose avec sa femme, qui est alcoolique. Il intervient, il a un effet sur sa vie à elle, mais il ne s’investit pas sur le plan humain. Élias est quelqu’un qui se protège tellement qu’il ne peut vivre vraiment, il est toujours en retrait. Métaphoriquement, le milieu du cinéma m’apparaissait parfait: il y a la notion d’acteur, l’idée de jouer sa vie, les illusions, le décor…"
Ce personnage à l’aube de la trentaine, à qui tout semble sourire, et qui soudain se rend compte que ses certitudes n’étaient que poudre aux yeux, ce n’est pas exactement nouveau. Avez-vous eu peur de verser dans la caricature?
"Ça aurait pu, c’est vrai, mais en fait je n’avais pas ça à l’esprit. Pour moi, il s’agit d’une histoire très réaliste, et si certaines choses peuvent paraître appuyées, au bord de la caricature, ça correspond à une réalité qu’il y a autour de moi, que j’observe. J’ai écrit cette histoire assez naïvement, pour être honnête. Il y a des personnages qui ont quelque chose de l’archétype, sans doute, le metteur en scène célèbre, l’actrice de quarante ans désabusée, mais je tenais à revisiter tout ça à ma manière. Tous les thèmes ont été traités mille fois de toute façon, ça n’empêche pas d’y mettre sa patte."
Il y a dans ce livre, à travers un récit souvent grinçant, beaucoup d’humour. Cet humour était-il mêlé au récit dès les premiers jets ou est-ce plutôt un petit ajout pour nous aider à avaler la pilule?
"Ça, j’aurais pu le dire de mon roman Comment je suis devenu stupide, ces touches d’humour ajoutées ça et là. J’y abordais des thèmes très graves et je ne voulais pas tomber dans la complaisance, alors j’y ai "inséré" de l’humour. Cette fois-ci, ça n’a rien d’un ingrédient; il y a toute une ironie, un sarcasme qui me semblent inhérents aux situations qui sont décrites. Ça correspond au genre que je préfère, la tragicomédie, qui est décidément celui que j’ai envie d’explorer plus à fond."
Cet humour s’inscrit la plupart du temps dans les dialogues. Plusieurs personnages cultivent un certain art de la discussion…
"Se parler, parfois, c’est la meilleure façon de ne pas se comprendre. Mes personnages sont désespérés, mais se cachent souvent derrière le paravent de discussions amusées, voire pyrotechniques, qui cachent mais aussi évacuent un peu de leur désespoir. Je n’aime pas trop les personnages qui croient trop à leur malheur, moi. À partir du moment où on y croit trop, on entre dans la complaisance. Voilà aussi pourquoi j’ai parfois envie de leur donner des baffes, à mes personnages."
Oui, c’est le moins qu’on puisse dire. Élias en reçoit quelques belles d’ailleurs. La vérité n’apparaît, semble-t-il, qu’au prix d’une certaine violence.
"Heureusement, parce que s’il n’y avait pas eu cette violence, je ne pense pas que les illusions d’Élias seraient tombées. À un moment, ça lui prend un coup dans la gueule, physiquement parlant, pour réaliser certaines choses, pour que se fende le masque de comédien qu’il avait. Il est blessé, et c’est à partir de ce moment qu’il devient vivant. La perte de ce beau rôle qu’il s’était fabriqué, c’est le prélude à une naissance. Voilà quelqu’un qui, à vingt-huit ans, commence à vivre, et l’accouchement se fait, comme c’est souvent le cas, dans la douleur."
La vérité sort toujours de la bouche des autres, dirait-on. Élias est incapable de réaliser lui-même ce qui compte vraiment dans l’existence.
"C’est peut-être parce qu’il n’en a pas le temps. Il a un boulot harassant, il est tout entier tendu vers les désirs de création des autres, il est à leur service. Puis quand il rentre à la maison, il doit s’occuper de sa femme alcoolique, dépressive. Il est encore là au service de quelqu’un. Il n’a absolument pas le temps de se questionner sur lui. Ça va prendre un fait inhabituel pour casser la routine. Et c’est terrible d’avoir du temps pour réfléchir… C’est pour ça qu’on assiste souvent, chez des gens qui se retrouvent au chômage, à des crises graves, des ruptures dans les couples. Il n’y plus le ciment des habitudes pour faire oublier ce qui cloche. Oui, c’est terrible d’avoir du temps pour réfléchir…"
On s’habitue aux fins du monde
de Martin Page
Éd. Le Dilettante
2005, 285 p.