Paul Chanel Malenfant et Léon Guy Dupuis : Voix de traverse
Paul Chanel Malenfant et Léon Guy Dupuis nous proposent leurs dernières lancées poétiques. Deux récoltes, deux gerbes de questions offertes au réel.
Romancier, essayiste, anthologiste et professeur à l’Université du Québec à Rimouski, Paul Chanel Malenfant est avant tout poète, et ce depuis près de 30 ans. Auteur d’une vingtaine de recueils et lauréat de prix littéraires importants, dont le Prix du Gouverneur général du Canada, à deux reprises, pour Des ombres portées (2000) et Fleuves (1997), il nous revient avec Vivre ainsi suivi de Le Vent sombre, un recueil double sous la gouverne d’une écriture reconnaissable entre toutes, poursuivant son exploration de l’origine, celle de soi et celle du monde.
La mémoire: une question complexe, vieille comme le monde, à laquelle se mesure le poète afin de s’accorder à la fugacité du souvenir: "Tu réinventes la mémoire, ses rêveries." Étant donné que le souvenir – la racine du mot le dit – est "ce qui se présente à l’esprit", la tâche du poème est celle de tout dire du vivant, celui devant ou derrière soi: "Je suis cet homme qui nomme au jardin / l’armoise, le muguet, / le rouge-gorge, le sizerin flammé, / avec des poches sous les paupières, / un souffle au cœur sur la mémoire des pères."
Esquisses d’une genèse intime, lignes de vie, lignes d’horizon, les poèmes de Vivre ainsi se présentent comme des concentrés limpides et poreux, tracés selon "[…] la précision d’un décalque du cœur". L’enfance, les liens de sang, l’éternité, le sort du monde, la mort et le deuil: les motifs fétiches de l’auteur affleurent à nouveau. Des obsessions mises en langage avec la même fascination pour les objets et les matières du réel. Ce qui confère à l’écriture son équilibre, entre abstraction et sensualité: "Le temps s’écroule parmi / le salicaire et l’épilobe." À la fois habitée par "le vent sombre" des mystères de la fatalité, et enivrée par "l’amitié du paysage", les merveilles des sens, l’écriture de Paul Chanel Malenfant traque le tragique avec les armes du Beau: "Devant le silence de l’eau, imagine la mort. / C’est une ville ailée parmi les encens."
Parfois à la limite d’une certaine préciosité, et malgré quelques textes apparaissant superflus, Vivre ainsi demeure une somme indéniablement riche, ciselée, nous rappelant que le monde, malgré son vacarme, tend l’oreille: "Le poème ne parle jamais seul."
UN HÔTEL NOMMÉ DÉSIR
Après Rebours (2002, Triptyque), une première livraison poétique où Léon Guy Dupuis interrogeait le rapport à l’autre grâce à une rigoureuse écriture de l’épure et de l’ellipse, l’auteur nous offre Vous êtes ici, un ouvrage sondant les zones troubles de l’érotisme. Chaque poème tire sa substance d’un méthodique déploiement de ce red light intérieur où deux êtres consentent aux multiples profondeurs du désir.
Le titre s’avère un emprunt direct aux plans d’étage souvent fixés au dos des portes de chambres d’hôtel en cas d’incendie: "Vous êtes ici – croix inscrite dans une case, chambre 26, présage d’un feu qui dévastera la chair." Assumant cette idée jusque dans sa construction, le livre se développe en cinq segments, nous offrant les calmes scrutations d’une voix traversant les chambres 26, 37, 39, 38 et le reste du 3e étage, où "Le corridor prend l’apparence d’un boulevard".
"Faire l’amour, j’y échoue. J’interroge ce que c’est." On plonge ainsi dans une réalité composée de prières de chambre, d’énigmes collant au corps de ces "[…] êtres qui s’égarent dans le couloir, souhaitant découvrir sur la porte le chiffre gagnant. Un remède à la mort". Ce n’est qu’en réinventant le réel à partir des crépitements aigus de l’instant, en présence d’une femme désirée ou d’une professionnelle anonyme, que le narrateur en arrivera à accueillir les identités éphémères de la nuit, comme une vision: "Quel totem nous faisons. Sans appui. Dressés au centre de la chambre. / Assemblés autant que défaits."
Il y a une erreur à ne pas commettre: ne voir en cette œuvre qu’une obsession glauque de l’épiderme. Car bien qu’elle assume sans faillir la thématique des dérives charnelles, l’écriture de Vous êtes ici évite les provocations faciles en privilégiant une prose consumée par une tension méditative d’une grave densité, à mille lieues de la pose lyrique ou accessoirement sexy associée au genre.
Léon Guy Dupuis signe avec Vous êtes ici une œuvre à la fois étonnante et maîtrisée. Des scènes en huis clos régies par une écriture concise, achoppée, où une voix se soumet au salut incertain de l’autre, avant d’aller se fondre dans le grésillement de "L’EXIT flambant rouge" qui veille, jusqu’au petit matin, le vertige d’embrasser l’interdit, avec la langue.
Vivre ainsi
de Paul Chanel Malenfant
Éd. du Noroît, 2005, 121 p.
Vous êtes ici
de Léon Guy Dupuis
Éd. Triptyque, 2005, 84 p.