Réjean Bonenfant : Une trace dans le temps
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Réjean Bonenfant : Une trace dans le temps

Le temps grisâtre efface les contours de la réalité. La ville immobile semble figée entre le présent et le passé. Dans le calme de la cuisine de Réjean Bonenfant, des fantômes dansent. Il y a celui, magnifique, de sa mère, mais aussi ceux des moments importants qui ont peuplé son existence depuis 60 ans.

D’une voix douce, l’écrivain dessine précisément les courbes des spectres qui l’habitent. Il parle de Mamerlor, un bouquin de 60 pages qui fait l’éloge de la femme qui lui a donné la vie. "Ma mère était très, très en avance sur son époque. Elle était une leader née. Imagine, être arrivée dans une maison où il y a un grand-père, une grand-mère, un oncle, une tante, et mettre 19 enfants au monde. Alors, quand mon père passait six mois par année dans les chantiers, elle gérait quasiment une PME!" Cette mère Courage, presque tirée d’un évangile, a porté tour à tour les chapeaux de mère, d’amie, de maîtresse, de sage-femme… "C’était elle dont on avait tous besoin dans les grands moments de nos vies." Autant dans l’amour que dans la mort.

Pour la première fois dans sa carrière d’écrivain, Réjean Bonenfant s’est affranchi de la fiction. Il a extrait différentes anecdotes de ses propres souvenirs, mais aussi de la correspondance de sa mère. Il raconte entre autres la "tarte aux pommes" de Mamerlor, ses petits bonbons, sa réaction à la mort de son fils. À son grand bonheur, sa famille au grand complet endosse le résultat: "S’inspirer des gens et de la réalité est toujours très, très délicat. Victor Lévy-Beaulieu disait: "Pour vraiment écrire avec un sentiment de liberté, il faudrait n’aimer personne." Quand on écrit quelque chose dans un livre, la personne ne peut pas se défendre. On lui donne un éclairage, une vision que nous avons. Dans certaines familles d’écrivain, il y a eu des chicanes célèbres… Ça, c’est sur ma mère. Mais ça rentre dans un courant de littérature filiale." Il poursuit sur la nécessité, pour sa valeur sociologique, de raconter cette histoire. "On a fait une maison d’édition dans ma famille. On a publié 12 livres. Là, il y a un livre sur ma mère, mais je t’assure que tout le monde de ma famille, comme tout le monde de la société, mériterait d’avoir un livre sur lui."

Mais avant tout, Mamerlor se veut une sorte de thérapie. "Je m’aperçois que depuis son décès, il y a 10 ans, il y en a eu beaucoup d’autres. Entre autres, deux de mes frères cette année, une de mes sœurs il y a 15 mois… Pourquoi ça s’appelle Chronique autour d’un Q-tip? C’est une façon de faire un deuil… Je peux te raconter. J’ai hérité de la boîte de Q-tips de ma mère à son décès. Et en la conservant, c’est comme si je devenais ma mère. Chaque fois que je prenais un Q-tip pour me curer les oreilles, je faisais un geste avec ses Q-tips à elle. Il y avait donc une espèce d’identification. Les Q-tips sont devenus tellement importants que j’ai commencé à avoir peur d’en manquer un jour. Alors là, je me suis mis à en prendre seulement un au lieu de deux. Après ça, je sautais une journée. Et quand je suis arrivé au dernier, je n’ai pas osé l’utiliser et je l’ai mis dans mes poches. Je l’ai gardé comme porte-bonheur, jusqu’à un matin où je m’étais levé très tôt pour aller écrire au parc des Ursulines en regardant le fleuve. Avant de commencer à écrire, je cherche un crayon dans ma poche et je touche le Q-tip. Et là, je décide que c’est le temps de libérer le Q-tip. Je pars donc à la course vers le fleuve et je le jette pour permettre à ma mère d’être morte. Parce que tant que j’avais son Q-tip, c’était comme si je la gardais vivante", explique-t-il.

Mamerlor, chronique autour d’un Q-tip
de Réjean Bonenfant
Éd. d’art Le Sabord, 2005, 60 p.