Maxime-Olivier Moutier : Animal domestique
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Maxime-Olivier Moutier : Animal domestique

Maxime-Olivier Moutier est de retour avec un roman-baume à appliquer d’urgence sur toutes les plaies mal cicatrisées de l’individualisme. Rencontre autour de ce livre étonnant qui introduit un discours renouvelé autour de l’engagement, de la vie conjugale et de la famille.

On se demandait où diable était passé Moutier. Lui qui nous avait habitués à environ un livre aux deux ans depuis Risible et noir jusqu’à Pour une éthique urbaine, à une présence dans les médias et à des textes ici et là, se faisait pour le moins discret. Il s’en trouvait même pour murmurer que Moutier n’écrivait plus, qu’il était devenu psy et qu’on n’allait pas le revoir de sitôt. Aussi, on commençait à craindre qu’il nous ait abandonnés pour de bon.

Mais voilà: celui que plusieurs considèrent comme une des locomotives de la "jeune littérature québécoise" était "occupé ailleurs", à fabriquer quelque chose d’encore plus grandiose qu’un roman ou un recueil d’essais: des enfants, rien de moins, dont un p’tit dernier, sorti hors du chou juste avant Noël. Dans ses précédents ouvrages, Maxime-Olivier Moutier se montrait déjà très préoccupé par la famille et son éclatement, obsédé par l’amour et les états de crise s’ensuivant, intrigué par son propre pedigree (qu’on se souvienne de la formidable entorse romanesque aux trois quarts de Marie-Hélène au mois de mars), curieux des effets de la rencontre entre le masculin et le féminin. Voici qu’il réapparaît là où on ne l’attendait plus, d’abord chez un nouvel éditeur, Marchand de feuilles (à la suite de la fermeture de l’Effet pourpre), après avoir pris quelques années pour plancher, à son rythme, sur un nouveau livre qui aborde justement la question du domestique et de l’engagement au sens large. Un bouquin comme une maison ouverte par une coupe transversale laissant voir à l’intérieur. Un livre au titre intrigant, distancié du ton du roman et dégagé des affects, tourments, joies et inquiétudes qui le constituent: Les trois modes de conservation des viandes. Mais surtout, un roman qui introduit un nouveau discours autour de la famille et de la vie conjugale: un baume.

Avis à ceux et celles qui ont ri jaune plutôt qu’en se tapant sur les cuisses à l’écoute des Invincibles et d’Horloge biologique, avis à ceux qui grincent des dents en voyant ces gars-là se perdre dans des états qui, au bout du compte, ne les réconfortent pas tel qu’ils l’espéraient au départ. À tous ceux qui considèrent que le malaise masculin – féminin aussi si l’on extrapole ne serait-ce qu’un tout petit peu – mérite qu’on s’y attarde, et bien plus qu’en le cadenassant dans une sorte de cynisme résigné: le Moutier nouveau, mine de rien, jette les prémisses d’un discours qui apporte plusieurs pistes de réflexion… Peut-être même une ébauche de réponse.

Intime sans être impudique – la porte de la chambre à coucher reste fermée -, Les trois modes…, ce récit d’un bonheur précaire mais inébranlable, beaucoup plus apaisé que les Marie-Hélène au mois de mars et autres Lettres à Mademoiselle Brochu, romance le quotidien, tricote une poésie du domestique, célébrant à sa façon toutes ces petites choses éparses qu’il faut ramasser, le robinet qui coule et la lumière allumée pour rien, dans le passage, qu’il faut éteindre, les bas et les jouets des enfants qui traînent un peu partout, les miettes de pain oubliées sur la table, jour après jour…

"Pour aimer, et cela, même les ordinateurs ne le savent pas, pour qu’un couple soit viable, il faut être trois: un homme, une femme et l’amour", écrivait Moutier dans un très beau texte intitulé Contribution aux nombreuses remarques faites sur l’amour, glissé vers la fin de Pour une éthique urbaine: essais: dernier écrit de jeunesse. On souhaitait qu’il nous revienne là-dessus; c’est désormais chose faite. Première entrevue de l’écrivain autour de son premier écrit de la maturité, soit l’histoire d’un gars qui ne se désengage pas.

Tu nous avais habitués à des avant-propos qui nous tenaient au courant de là où tu en étais rendu dans l’écriture. Cette fois-ci, ce n’est pas le cas… Que dirais-tu de faire ça live, en ce moment même?

"Mon rapport à l’écriture a beaucoup changé. Sérieusement, je consacre seulement cinq pour cent de mon temps à l’écriture, une demi-heure aux deux semaines. J’ai eu un nouveau bébé, mes problèmes, maintenant, ne concernent plus la littérature. Ça m’oblige à rendre ce désir-là très fort. J’ai un rapport à l’écriture où je l’évite le plus possible.

Avant, j’étais fébrile, il y avait une extase liée à l’écriture, et je me mettais dans cet état-là. Écrire ne m’exalte plus. Et je suis assez en accord avec ça. Je ne souffre pas de ne pas pouvoir écrire. Mais ça m’aide à vivre… Et en même temps, je trouve que l’écriture me détruit. "Est-ce qu’il faut souffrir pour écrire?", c’est une question que l’on m’a souvent posée. Moi j’estime qu’écrire fait souffrir. Après, je suis vidé, j’ai l’impression que chaque fois j’ai perdu des plumes. Remarque bien, tout ce que je viens de dire là, c’est peut-être un mécanisme de défense…"

Dans tes précédents bouquins, bien souvent, le désir d’écriture semblait lié à la crise, à des états de choc et de malaise, et à une certaine jouissance liée à leur analyse. Mais à la lecture de ce nouveau livre, on sent un apaisement, car le personnage, malgré ses inquiétudes et ses interrogations, semble confiant, voire reconnaissant.

"La crise est résorbée, mais ça vacille encore. La famille, la maison, le quotidien: je pense que ce choix-là est de plus en plus difficile à assumer pour tout le monde. Avoir une famille est devenu un défi extrême. Tout est contre toi. Ce n’est plus un symbolique qui existe dans le social. Ce n’est plus un papa, une maman, un enfant, la famille nucléaire. Les gens font des enfants et se quittent tout de suite après, parce que c’est insupportable de rester avec une femme ou un homme à long terme. Presque tout le monde autour de moi est séparé. Les gens se libèrent de ça pour retourner baiser au Bily Kun. Mais au nom d’une liberté, on devient esclave d’autre chose."

Nous sommes la première génération issue de parents qui ont divorcé de façon assez généralisée. Nous, qui en sommes désormais à l’âge de fonder une famille, on en connaît le prix mieux que quiconque. Et si nous étions aussi la génération qui réhabilitera la famille?

"Je suis plus pessimiste que toi, je crois que c’est irréversible. Parce que c’est contre notre mentalité actuelle. La famille, c’est le contraire de l’individualisme. Tu ne vis plus pour toi. Ce que moi, Maxime-Olivier Moutier, j’ai envie de faire, ça passe en 20e. C’est sûr que c’est contraignant. Autrefois, cette contrainte-là était inscrite dans une institution, c’était une donnée. On désinstitutionnalise tout, car on voit ça comme une aliénation. L’humain postmoderne est seul, libre, mais abandonné. On fait à la famille ce qu’on a fait à la religion au Québec. Il y en a qui croient encore en la famille, comme moi, mais tu sens bien que t’es un marginal, que ce n’est plus dans le discours.

Des gens autour de moi font des enfants et tout de suite, la question qui leur vient, c’est: "Qu’est-ce qui me dit que mon chum va rester avec moi?" Tabarnac d’angoisse!"

Dans ton livre, le narrateur remercie souvent. "Je suis guéri. Je suis guéri de tout. Cent fois par jour, je dis merci." (p. 9) Guéri de quoi, comment et par quoi?

"L’individualisme est une maladie, ça, tu peux l’écrire en grosses lettres. On croit que c’est naturel pour l’humain d’y aller avec ses intuitions, ses instincts, ses désirs à lui. Je travaille comme intervenant dans un centre de crise et c’est fou ce que j’entends. Les gens disent: "On me recommande de m’occuper de moi, mais je ne sais pas quoi faire. Comment? En prenant un bain, en me brossant les dents???" Je ne suis pas si sûr qu’on soit fait pour cette idéologie qui nous laisse seul à nous-même aujourd’hui."

L’une des scènes les plus saisissantes, dans Les trois modes…, c’est quand le personnage descend dans sa cave, là où il se retrouve seul, et que devant le constat que les fondations de la maison s’effritent et l’inquiétude que cela fait naître en lui – qui doit assurer la sécurité de sa famille -, tout en mangeant les miettes de ciment délité, il lui vient le désir de concevoir un troisième enfant. Contre toute logique.

"Ce qui va manquer aux enfants qui n’ont pas connu la famille, c’est la capacité de faire des métaphores avec la vie, c’est-à-dire de créer une solution, de dire quelque chose, d’inventer un discours. Quand t’es capable de faire de la poésie dans la vie, tu t’en sors. Mon livre, c’est ça: le quotidien, j’en fais une fiction. Et ça, ça sauve la vie. Le post-humain, c’est quelqu’un qui ne sera plus capable de comprendre Dostoïevski, qui ne saisira plus la beauté des choses inexplicables."

Les trois modes de conservation des viandes
de Maxime-Olivier Moutier
Éd. Marchand de feuilles
2006, 263 p.