Mobius et Jirô Taniguchi : Corps médical
Mœbius et Jirô Taniguchi proposent une version futuriste du mythe d’Icare dans une magnifique bande dessinée en noir et blanc.
Quarante ans se sont écoulés depuis les premières aventures du lieutenant Blueberry à Fort Navajo, qui marquaient la naissance d’une des plus grandes légendes de la bande dessinée franco-belge. S’il parvient toujours à signer les nouveaux épisodes de cette série à la longévité étonnante, et surtout à s’y renouveler, c’est sans doute que son créateur Jean Giraud n’a jamais cessé de s’en distancier, le bédéiste délaissant régulièrement l’univers du western pour se ressourcer dans une œuvre de science-fiction qu’il réalise en parallèle depuis les années 70 sous le pseudonyme de Mœbius. Ainsi sont nées, dans la mouvance de la revue Métal hurlant, dont il est l’un des fondateurs, des créations d’une facture narrative et graphique totalement étrangère à celle de Blueberry: Le Monde d’Edena, Le Garage hermétique et, plus récemment, L’Incal (avec Jodorowsky).
Depuis plusieurs années, Mœbius traînait dans ses papiers les brouillons d’une adaptation extravagante (et qui lui serait apparue en rêve) du mythe d’Icare, dont il aurait écrit pas moins de 10 000 pages de scénario. À défaut de voir le projet intégral de cette immense saga se réaliser un jour, l’artiste de 68 ans a finalement décidé d’exploiter la filière nippone en faisant appel à un mangaka bien connu des lecteurs occidentaux: Jirô Taniguchi (Quartier lointain, Le Journal de mon père). Adaptant et modifiant librement le scénario original, ce dernier a accouché d’un roman graphique de 282 planches, offert en feuilleton dans l’hebdomadaire japonais Morning avant d’être publié chez Bijutsu en l’an 2000. La traduction française, qui vient de voir le jour, constituera sans doute l’une des plus belles bandes dessinées à paraître chez un éditeur européen cette année.
L’album, qui ne reprend que le préliminaire du monumental scénario de Mœbius, s’ouvre sur un Japon hyper-militarisé en proie à des attentats terroristes, œuvre de kamikazes procréés in vitro et dont la capacité de s’auto-exploser leur a permis de se retourner contre le régime qu’ils devaient servir. Pendant ce temps, dans une paisible clinique, une femme donne naissance à un enfant qui s’envole sous les yeux ébahis du corps médical. Mise au courant de ce miracle, l’armée ordonne de faire enfermer le garçon dans un centre de recherche où il grandira sous la supervision de savants chargés de créer une nouvelle race d’hommes volants. Mais le docile Icare, parvenu à l’âge de 18 ans sans toujours avoir pu contempler le ciel et les oiseaux, s’amourachera de Yukiko, jeune anthropologue chargée de son éducation qui instillera dans son esprit le désir de s’évader de sa prison…
Centré sur la soif de liberté de son héros et sur l’amour que celui-ci éprouve pour une femme qui, d’une certaine façon, est le véritable ange de l’histoire, le livre offre des séquences à couper le souffle. Aux nombreux plans en plongée et contre-plongée illustrant le sentiment d’étouffement d’Icare succèdent de belles vignettes muettes, d’une admirable pureté de trait, telle cette double planche montrant le protagoniste libéré de sa serre et transportant Yukiko au-dessus de la couche nuageuse. L’œuvre apparaît curieusement lyrique bien qu’elle soit peu bavarde: jeune homme s’éveillant à la sexualité, Icare ne possède que des mots d’enfant pour exprimer son désir, le langage adulte étant laissé aux représentants hypocrites de la science et du pouvoir. Précisons que l’Icare qui nous est donné en français par les Éditions Kana conserve le format original en manga, prescrivant une lecture des pages et des cases de droite à gauche. Cette caractéristique, loin de constituer une difficulté, contribue à cet intéressant voyage céleste dans lequel nous entraînent deux grands maîtres de la bande dessinée actuelle.
Icare
de Mœbius et Jirô Taniguchi
Éd. Kana (Dargaud-Lombard), collection "Made In"
2005, 294 p.