Dans la foulée : Les uns et les autres
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Dans la foulée : Les uns et les autres

Dans la foulée de la sortie du film du réalisateur français Laurent Cantet, Vers le sud, Dany Laferrière poursuit sa démarche de réécriture de son œuvre en publiant une nouvelle mouture de La Chair du maître sous le titre de… Vers le sud.

VERS LE MONDE

Sur le point de sauter dans un avion le menant en Allemagne, où il rencontrera des professeurs de français à Munich avant de s’envoler vers le Brésil pour ensuite retourner en France, au Salon du livre de Paris, Dany Laferrière a trouvé le temps de nous accorder audience à Montréal, dans un café de la rue Saint-Denis. "Et je n’accepte pas la moitié des offres qui proviennent de l’étranger. J’ai une famille, ici, à Montréal. Et j’aime bien l’hiver!"

L’écrivain d’origine haïtienne est dans une forme splendide. Car ça bouge beaucoup pour lui. En France et au Québec, deux nouveaux éditeurs l’accueillent dans leur écurie, et pas les moindres: Grasset chez les cousins, et Boréal sur sa terre d’adoption. Il délaisse donc Le Serpent à plumes et Lanctôt. "Je suis fidèle à mes éditeurs. Je n’ai pas été débauché par d’autres maisons. En France, Grasset était intéressé depuis une dizaine d’années et j’ai racheté mes droits au Serpent à plumes à la fin de mon contrat. Ici, Jacques Lanctôt a vendu sa maison. Ce qui est important, c’est d’avoir un éditeur qui te veut, qui lit ton manuscrit. Et c’était primordial pour moi de garder un éditeur au Québec. Si bien que Grasset en France ne me prend pas pour écouler mes livres ici, mais bien pour le reste de la francophonie."

S’il se définit aisément comme Québécois et Américain, en France, on le présente comme un écrivain haïtien. "On ne dit jamais que mes livres sont d’abord publiés au Québec. Ils me rapatrient dans le giron colonial!" Une situation presque paradoxale quand on se penche sur le sujet exploré dans son plus récent livre.

VERS LE NORD-SUD EN NOIR ET BLANC

Laferrière avait annoncé il y a quelques années qu’il n’écrirait plus. Il a plutôt choisi de "revisiter" ses précédents romans. Tellement que sa relecture de La Chair du maître verra naître deux livres différents. Le premier, Vers le sud, se concentre donc sur les rapports entre le Nord et le Sud, entre le Noir et le Blanc.

Il a donc réécrit certains fragments du texte original, en plus d’en ajouter de nouveaux. Bien qu’on indique sur la couverture, en France comme ici, qu’il s’agit d’un roman, sans doute parce que la nouvelle n’est pas le genre le plus prisé, le livre est constitué d’une suite de 20 récits brefs, où certains personnages sont récurrents, mais il échappe aux standards de la structure romanesque classique. "L’idée même du roman a été beaucoup bousculée depuis un siècle. Dans mon cas, il s’agit davantage de recréer un univers."

Et cet univers est toujours celui du Haïti des années 70 et début 80, sous Duvalier. Une époque où la banlieue de Port-au-Prince accueille son lot de touristes blancs, où les diplomates étrangers et leurs familles fréquentent les clubs privés très sélects. Et où les relations interraciales sont pratiquement cantonnées sur deux axes: la domesticité et la sexualité. Dans tous les cas, on est dans un rapport de pouvoir. Comme le raconte Fanfan, un alter ego adolescent de l’auteur: "Le pouvoir, l’argent et le sexe, disait mon prof d’histoire, voilà le trio infernal qui mène les hommes. Quand vous comprendrez cela, messieurs, vous aurez tout compris. Et l’amour? Écoutez, on parle de choses sérieuses ici, lançait-il alors de sa voix tonitruante."

Dans l’œuvre de Laferrière, la sensualité est toujours au rendez-vous. S’il a exploré l’odorat dans L’Odeur du café, Vers le sud appartient à la dimension visuelle. "Il y est beaucoup question de peinture, mais il s’agit de la reproduction d’un paysage intérieur, un décor de faux primitif. Contrairement à plusieurs sociétés, chez le peuple haïtien, la peinture est un véritable art populaire." Pas étonnant que l’œuvre de Laferrière soit de plus en plus courtisée par le cinéma. Avec plus ou moins de succès, toutefois.

VERS LE TOURISME SEXUEL

Le film de Laurent Cantet a été reçu comme un réquisitoire contre le tourisme sexuel. Et la critique n’y a vu qu’une fiction traitée de façon documentaire sur la détresse des femmes blanches dans la cinquantaine, fuyant le culte de la jeunesse des sociétés occidentales pour venir en Haïti combler leurs fantasmes en dépit de leur embonpoint et de leurs rides.

Le cinéaste français, après un voyage à Port-au-Prince, a lu dans l’avion la première version du livre de Dany et s’est inspiré de trois nouvelles pour construire son film. "Il a tellement bien senti Haïti. Il a fait l’effort d’approcher l’autre. Mais l’Occident n’a pas compris le propos réel; on aurait voulu plus de scènes de coups de machette. On a réduit le film à la quête charnelle des trois femmes, en oubliant que les jeunes hommes haïtiens pouvaient les comprendre."

D’ailleurs, Laferrière s’insurge contre la fermeture d’esprit des Occidentaux qui ne font que se regarder eux-mêmes, qui ne voient que par la lorgnette du colonisateur et confinent l’autre dans son exotisme. Au point d’en oublier son existence. "Personne n’a parlé du jeune acteur haïtien Ménothy César, pas une ligne n’a été écrite sur lui dans les journaux, bien qu’il ait reçu le prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir à la Mostra de Venise 2005. On ne l’a vu que comme un homme-objet, alors qu’il est le sujet du film. Il ne s’agit pas seulement d’un mannequin qui fait semblant de jouer, beau comme un dieu, comme on le désignait dans le dossier de presse; son personnage a une âme. L’être cultivé, pour moi, c’est celui qui est en mesure de se mettre à la place de l’autre."

C’est peut-être ce qui explique que l’écrivain ait fait le saut derrière la caméra. Il revendique d’ailleurs une nouvelle approche dans cette industrie un peu trop soumise à la dictature de l’argent. Il travaille présentement sur une production à budget minime, Vite, je n’ai pas que cela à faire, et se plaint qu’on ne se soit pas encore réapproprié le médium cinématographique, malgré la prolifération des caméras. "N’importe qui va s’improviser écrivain ou photographe, mais personne n’essaie de devenir cinéaste, malgré la démocratisation de la technologie. On devrait pouvoir faire un film et décider de ne le montrer à personne si on ne l’assume pas, comme on le fait avec un texte qu’on garde dans ses tiroirs."

Et Laferrière s’enflamme en commentant l’affaire des caricatures de Mahomet versus la liberté d’expression, remarquant que les Québécois ont vécu jusqu’à tout récemment avec l’Église qui s’immisçait jusque dans le ventre de la femme. S’il refuse de commenter la situation qui prévaut en Haïti, il nous demande de faire l’effort de nous mettre à la place de l’autre.

Vers le sud
de Dany Laferrière
Éd. du Boréal, 2006, 251 p.