Jérôme Élie : Un zoo la nuit
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Jérôme Élie : Un zoo la nuit

Jérôme Élie nous invite à suivre L’Estrange dans sa nuit, un homme en quête d’identité avançant dans les dédales d’un monde intérieur halluciné.

La littérature québécoise de fiction aujourd’hui est parfois très obéissante, composée d’œuvres qui, sans manquer d’ampleur ou de vision, disent oui au réel, à l’ordre des choses, et rechignent un peu à se risquer là où la raison dérape, bref, là où tout est possible. Jérôme Élie, lui, semble vouloir nous dire que le réel ne s’arrête pas là, qu’il pourrait même ressembler à une caisse à double fond, cachant d’autres profondeurs, d’autres vérités. L’Estrange dans sa nuit, quatrième roman de l’auteur, nous le prouve à sa manière. Le lecteur qui s’y aventure s’enfonce lentement, comme un scaphandre, dans le fossé séparant le rêve de la réalité.

Dès la première page, Élie installe l’incertitude dans notre esprit: le narrateur s’enfonce-t-il dans les limbes du coma ou dérive-t-il, pleinement conscient, au cœur d’une zone fantastique? La question à peine élucidée, voilà que ce dernier se retrouve dans les rues de Montréal, à marcher, à méditer sur son sort, celui d’un homme sans mémoire ni identité, perdu dans l’immensité, pour le meilleur et pour le pire. Au milieu d’un petit parc, il est traversé d’effroi lorsqu’il réalise que cette dépouille qu’il aperçoit se faire éviscérer par un immense vautour, c’est la sienne, c’est lui. Il prend les jambes à son cou et aboutit devant une librairie dans laquelle il entre. Il y fait la rencontre d’Anaïs, la libraire, qui l’éclaire un peu: il se trouve à "Monréel", et non, il n’est ni un étranger ni un touriste comme il le prétend, il est L’Estrange: "L’Estrange est comme un enfant qui s’étonne et comme un vieil homme qui erre […]."

Un peu à la manière de cet homme découvrant les paramètres de ce nouveau monde, le lecteur doit consentir à devenir "familier avec l’inexplicable". Car le menu de ce banquet fantasmagorique est on ne peut plus faste: il y a l’Efrique, le continent noir, "noir parce que de lui on ne sait rien", le continent oublié dont la silhouette flotte "au-dessus de l’horizon"; les Irréels, le culte de Vormie, déesse redoutée, "géante maboule et perverse" faisant l’objet de rites aussi énigmatiques que son discours, sans oublier le Fantôme, sorte de maître Jedi en long manteau noir, un passeur guidant L’Estrange à travers les jeux de miroirs confondants du soi et le chaos singulier de Monréel.

Récit initiatique halluciné, fable dense comme une forêt tropicale, L’Estrange dans sa nuit propose une critique sociale cryptée et une réflexion sur l’impermanence du vivant. Élégante, précise et généreuse, la prose devient parfois maniérée lorsqu’elle philosophe ou abuse des jeux de mots. Mais ce serait faire offense à ce roman aussi court qu’ambitieux que de se concentrer sur ces écueils de lecture. Car on y circule moins déboussolé que charmé par cette liberté, cette imagination qui se déploie avec autant de mesure que de démesure dans la mise en scène d’une réalité parallèle singulièrement abouchée à notre monde et aux vertiges de la condition humaine. La nuit ouvre ses portes. Libre à vous d’y entrer.

L’Estrange dans sa nuit
de Jérôme Élie
Éd. de la Pleine Lune, 2005, 94 p.