Pascal Rabaté : Antihéros
Pascal Rabaté propose une édition intégrale de son Ibicus, chef-d’œuvre de la bande dessinée du tournant des années 2000.
L’anecdote qui préside à la genèse de cette bande dessinée vaut la peine d’être rappelée. En 1993, alors qu’il parcourt les marchés aux puces à Paris, Pascal Rabaté achète le roman Ibicus d’un certain Alexis Tolstoï, obscur écrivain thuriféraire du régime stalinien qu’il confond avec le grand Léon du même nom, l’auteur de Guerre et Paix. S’apercevant de sa méprise une fois rentré chez lui, Rabaté met le bouquin de côté pendant quelques mois jusqu’à ce qu’il se résigne à s’y plonger un soir où il n’a plus rien à lire. Fasciné par le ton cynique et par les aventures rocambolesques qu’il y découvre, il entreprend de l’adapter dès le lendemain. Une adaptation libre qui, une fois achevée, comptera quatre albums de plus de cent pages chacun.
L’œuvre – en noir et blanc avec une large palette de gris – met en scène Siméon Nevzorof, minable comptable de Petrograd dont une tzigane lit les lignes de la main au début de l’histoire. Sa prophétie est sans appel: Siméon est né sous le signe d’Ibicus, il ne connaîtra pas le repos de toute son existence, mais sa lâcheté et son absence de scrupules lui permettront de survivre à tous les malheurs de l’univers et même de prospérer grâce à eux.
Nous sommes au début de la révolution de 1917. Forçant le destin, Siméon vide la caisse d’un antiquaire anglais qui vient d’être attaqué et fuit la capitale dont se sont emparés les bolcheviks. C’est le début d’une chevauchée picaresque qui le mène des plaines d’Ukraine à Istanbul et où, passant du statut de voleur à ceux de propriétaire terrien, de mendiant, de commerçant, d’espion et de maquereau, il finit toujours par retomber sur ses pattes.
Réduite au format d’un roman graphique, l’œuvre rassemblée sous une même couverture permet d’apprécier l’évolution du style de Rabaté, qui a graduellement abandonné le lavis pour l’acrylique et qui est retourné aux sources expressionnistes de sa formation d’illustrateur. Le bédéiste rompt également dans ce livre avec les cadrages classiques, instaurant un déséquilibre formel censé rendre compte de celui d’une société bousculée par la révolution. Dandy ridicule dont la silhouette longiligne rappelle le don Quichotte des aquarelles de Picasso, son antihéros flotte dans les décors d’un monde auquel son ambition maladive l’empêche d’adhérer. Le beau travail de réédition de la maison Vents d’Ouest met en valeur cette démarche graphique originale, tout en offrant une excellente occasion de s’initier à la bande dessinée d’auteur.
Ibicus (Intégrale)
de Pascal Rabaté
Éd. Vents d’Ouest, 2005, 532 p.