Jean-Paul Daoust et Maude Smith Gagnon : Sciences naturelles
Jean-Paul Daoust et Maude Smith Gagnon nous proposent leurs dernières sommes poétiques. Deux manières de dire le vivant, les yeux grands ouverts.
Omniprésent depuis près de 30 ans sur la scène poétique québécoise, Jean-Paul Daoust constitue assurément la figure la plus flamboyante, la plus extravagante de notre paysage. Extravagance, le mot n’est pas innocent: il découle du latin vagari, signifiant "s’écarter de la voie". Par là, même s’il est indissociable de l’histoire et de l’évolution de la poésie d’ici, notre "dandy américain" n’en a toujours fait qu’à sa tête, se situant souvent en marge des modes, poursuivant sa trajectoire, entretenant sa poétique. Avec quelques oeuvres de fiction et plus d’une vingtaine de recueils sous ses plumes (dont Les Cendres bleues, traduit en anglais, en espagnol et en slovène), ce drôle d’oiseau, moitié flamant rose, moitié corbeau, publiait ces temps-ci, parallèlement à Cinéma gris (Triptyque), un généreux ouvrage aux Éditions du Noroît: Cobra et Colibri.
Un recueil qui nous plonge pendant 242 pages dans une sorte de jardin des délices et des dérives, un capharnaüm à ciel ouvert où l’esprit du poète se retrouve envahi autant par la luxuriance surréaliste de la faune et de la flore qui l’environnent que par un cortège de démons silencieux, ceux de l’enfance, de l’angoisse et de la rupture amoureuse. "Les blessures ouvrent leur corolle" en même temps que s’ouvre l’oeil, force transcendante, outil principal de Daoust tout au long du recueil, lui permettant d’affirmer que "Les nuages safranés s’auréolent / Comme les saints dans les églises".
Investissant tantôt "le côté obscur des fleurs éclatantes", tantôt l’expérience de l’éphémère et de la beauté, encore charnière ici, la voix des poèmes ne cesse d’osciller entre l’épreuve de la fragilité intérieure et la fascination pour les formes du vivant. Le lac devient un "reposoir à images", le paysage un miroir, celui du coeur, des souvenirs et des zones d’ombre du présent. Tel Narcisse devant son reflet, le poète est ainsi reconduit à son propre silence qui, dans les profondeurs, "retombe comme une erreur".
Divisé en quatre parties composées de poèmes parfois échevelés, mais presque toujours sauvés par des moments "laser" de grave ampleur intime, Cobra et Colibri demeure un incandescent florilège de sens où la lucidité se charge de tout, jusqu’à nous rappeler que, comme tout homme, "le poème porte sa croix".
ÉTAT DES LIEUX
Tout autre univers que celui d’Une tonne d’air, première livraison poétique de Maude Smith Gagnon. On y entre en laissant le vacarme du monde derrière soi, comme si, sur une autoroute déserte du Nord, on décidait d’arrêter la voiture sur l’accotement, de sortir prendre l’air, sans se presser, comme si on voulait prendre des nouvelles du silence et du vivant. Tel qu’annoncé par cette illustration de couverture parfaitement accordée à l’esthétique de la poète, où défilent quelques arbres au milieu de nulle part sous un ciel impénétrable, c’est à un voyage au coeur d’espaces sauvages et presque fantômes que nous convie l’ouvrage.
Eau, terre, vent, routes, oiseaux, forêts: la voix discrète qui circule dans ces blocs de prose se porte constamment au-delà du "je", réfutant par conséquent, et avec une sorte d’étrange élégance, les matières de l’intime, nourritures communes du verbe. Ici, on ne dit pas "je", on dit ce qu’il y a devant, le mystère aussi implacable et ordinaire de ce qui ne fait qu’être là, autre, et ce, sans insister: "Ce même champ la nuit. / Des reflets d’argent ruissellent sur l’herbe pâle; elle semble flotter. Il n’y a plus de repères. Excepté ce son, d’abord faible. / Des battements d’ailes."
La chose pauvre, le détail inaperçu sont ici délicatement pris en charge par une écriture aux aguets, et présentés nature, à leur plus simple expression. Ce qui plonge ces poèmes dans une rare espèce de calme, leur confère une radiance secrète. Conduit par cette voix rappelant parfois l’attitude du haïku ("À l’extrémité d’une branche, un fruit ridé s’agite, que le vent finit par faire tomber"), ailleurs celle, méticuleuse, du documentaire, on croise ainsi un nid d’aigle reposant sur la cime d’un poteau électrique désaffecté, puis cette volée d’outardes, qui s’éloigne vers le sud, "jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans l’espace que des points qui rapetissent".
Par une singulière alchimie de sensibilité et d’extrême retenue, ainsi que par les multiples jeux de miroirs ponctuant la traversée, l’écriture de Maude Smith Gagnon installe une atmosphère méditative sans effusions parvenant à nous convaincre que, même au plus profond du silence, toujours, "il se passe quelque chose".
Cobra et Colibri
de Jean-Paul Daoust
Éd. du Noroît, 2006, 242 p.
Une tonne d’air
de Maude Smith Gagnon
Éd. Triptyque, 2006, 51 p.