Daniel Poliquin : La mouvance
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Daniel Poliquin : La mouvance

Avec La Kermesse, Daniel Poliquin présente un septième roman où il fait revivre le quartier disparu du Flatte d’Ottawa à travers les rêveries et les souvenirs d’un personnage fécond… Rencontre avec l’auteur, autour de ce bouquin.

C’est alors qu’il consultait une publicité datant du début du siècle et vantant des cigarettes à l’eucalyptus pour soigner l’asthme qu’une image est apparue à l’écrivain d’Ottawa Daniel Poliquin: celle, très théâtrale, d’une femme bien mise avec un porte-cigarette et d’une servante qui s’évanouit après un quiproquo causé par un homme perdu, lors d’une kermesse se déroulant à l’église Saint-Jean-Baptiste qui surplombe le Flatte Le Breton d’Ottawa. C’était un passage de la vie de Lusignan.

COMMÉMORATION

Tout le récit de La Kermesse est vécu à travers les rêveries, les souvenirs, les réflexions et les correspondances de son narrateur principal, Lusignan. Quand il ne parle pas aux "absents dans sa vie", il s’entretient avec son double désincarné, le fantôme ivre. C’est en 1914 qu’on retrouve ce personnage – qui a vécu une enfance atypique où son illuminée de mère le déguisait en petit prêtre pour l’inciter à en devenir un -, alors qu’il s’enrôle en tant qu’interprète dans le régiment du Princess Pat qui va défendre l’Empire.. "Lors de mes lectures sur la Première Guerre mondiale, je suis tombé sur Rodolphe Girard, un romancier et nouvelliste dont le destin est vraiment atypique. Après avoir écrit Marie-Calumet, il perd son emploi comme correcteur d’épreuves à La Presse, il est barré de partout. Grâce à un ami en politique, il sera ensuite traducteur au Sénat d’Ottawa. La guerre éclate, on l’engage comme interprète et il la finit comme lieutenant-colonel dans l’uniforme d’une armée qu’il avait exécrée. Le personnage de Lusignan s’en inspire."

Il connaîtra ensuite l’amour auprès de l’officier Essiambre d’Argenteuil et il tentera vainement de faire revivre le moment de grâce qu’il vécut auprès de lui par un après-midi ensoleillé. Il cherchera sa trace auprès d’Amalia Driscoll, la fiancée déchue qui est rejetée du monde aristocratique qu’elle convoite tant. "C’est un personnage d’archives, cette femme a existé, c’est Ethel Chadwick. Elle a tenu un journal sans trop de succès, mais on lui commandait des billets sur la vie mondaine d’autrefois. Cette dame a vu l’Ottawa très mondain, très élégant des années 10 et 20. Et un jour, comme pour Amalia, des filles plus belles, plus riches arrivent; elles l’ont tassé et elle n’a plus eu accès à Rideau Hall. […] J’ai ensuite conduit le personnage vers la pianiste de cinéma, la photographe, la peintre. Évidemment, ces gens trouvent des nouvelles vies dans l’art. Lusignan, lui, vient de l’art, il va plutôt vers la vie…"

Et cela touche une préoccupation latente chez l’écrivain: la difficulté à se définir comme un artiste: "On vit dans une société très égalitaire qui refuse encore l’artiste. Je ne me plains pas trop, je suis écrivain. Cependant, pour les peintres par exemple, c’est autre chose; c’est toujours suspect. Dans la haute société, on est plus respectueux avec l’artiste, par contre, je ne changerais pas de société, je préfère me battre pour avoir ma place que de vivre dans une société qui n’est pas égalitaire. Alors j’encaisse et je fonce! Et puis, avec La Kermesse, c’est la première fois que je ne me sens pas chômeur!" ricane-t-il.

MÈRE PATRIE

Dans presque tous ses romans et nouvelles, l’auteur franco-ontarien qui fait partie de la génération des Jean-Marc Dalpé et Patrice Desbiens, a toujours fait la part belle à sa ville d’origine, qu’il habite toujours, évoluant comme écrivain mais aussi comme interprète au Parlement. "C’est viscéral puisque c’est chez moi. Et je n’ai fait qu’égratigner la surface de ce qu’il y a à dire. J’aime la ville, je ne suis pas patriotard et je ne vanterai pas les plaisirs gastronomiques d’Ottawa, ce n’est pas mon genre… Dans ce livre, mes personnages expriment aussi le mépris envers Ottawa. Dédain que j’ai vécu par procuration chez l’autre, ce sentiment d’étrangeté, d’aliénation… Certaines personnes l’assument, d’autres pas, moi, je le traduis", remarque l’auteur de Visions de Jude et du Roman colonial. "Ottawa est une ville de transition où on rêve de sacrer son camp. Ça déplaît à certains de mes amis qui préfèrent une permanence avec le même petit café, le même monde… Moi, je préfère la mouvance", assure l’homme de 52 ans.

Poliquin n’aime pas pour autant être étiqueté seulement en fonction de ses origines. "Ça m’a toujours gêné d’entendre des gens dire: "Je suis un écrivain québécois!" Et je n’ai pas écrit seulement sur l’Ontario français. L’Homme de paille se déroule entièrement en Nouvelle-France puis au Québec. Je ne me suis pas limité à ça et j’espère que je ne suis pas juste un écrivain franco-ontarien, je suis d’abord un écrivain. La spécificité franco-ontarienne, je veux bien, mais pas exclusivement."

La Kermesse
De Daniel Poliquin
Éd. Boréal, 2006, 336 p.

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Daniel Poliquin lira des extraits de La Kermesse le 19 avril prochain à 19h30 à la Galerie de l’Alliance française. L’événement, gratuit, sera suivi d’une séance de signatures et d’un vins et fromages. Réservez au (613) 234-9470, poste 226, ou au [email protected].