Ying Chen : L’avalée des avalés
Ying Chen nous propose son septième roman, Le Mangeur, un récit allégorique sur la mémoire, le deuil et la voracité des origines.
L’origine, si l’on remise les considérations spirituelles qui s’y rattachent, c’est d’abord et avant tout la famille, une chose aussi belle que terrible. L’oeuvre de Ying Chen nous le rappelait déjà en 1995 avec L’Ingratitude (prix Québec-Paris, Grand Prix des lectrices d’Elle Québec), roman s’articulant autour de la figure maternelle. Poursuivant le cycle romanesque s’étant amorcé avec cet ouvrage charnière dans le parcours de l’auteure, celle-ci se penche cette fois sur le rapport père-fille, relation plus que tentaculaire au coeur du Mangeur.
Pénétrant dans un espace-temps insaisissable, on se retrouve rapidement au sein d’un singulier "monde à deux", celui du paternel, peintre à ses heures, et de sa fille adorée, unis par un amour plus fort que nature, inconditionnel. Nous ne sommes ni en Chine ni en Occident, seulement à la campagne, dans une modeste demeure au bord d’une rivière. Seuls au monde, ermites ensauvagés, ils aiment plonger nus dans le cours d’eau, aller attraper des poissons qu’ils mangeront vivants. "Les poissons s’agitaient dans le sac bien fermé. Nous courions presque, tremblant du plaisir de tuer et d’avaler nos proies, de sentir leur sang couler le long de notre gorge, avec ce goût de terre du fond de la rivière persistant dans notre palais." Pâle copie du père en termes d’appétit, un mangeur devenu une sorte de maniaco-compulsif de la chair fraîche, la narratrice et ce dernier doivent vivre "en cachette, dans la semi-clandestinité", de peur d’avoir à révéler leur véritable nature et répondant à ce "besoin de fusion dans la solitude".
Vient un moment où ce huis clos autarcique devient insupportable pour elle. D’autant plus qu’elle doit composer avec une annonce inquiétante du père selon laquelle elle ne vivra pas au-delà de ses 19 ans. En réaction à ce monde glauque qui ne cesse de se refermer sur sa jeunesse, elle quitte son partenaire et géniteur, ses repères, et s’invente une autre vie. Elle rencontre A., un archéologue, son futur époux, avec qui elle aura un enfant. Une nouvelle existence qui sera bien vite bouleversée lorsque, au cours d’un vernissage, elle aperçoit un tableau de son père qui la replonge dans "un autre temps". Le récit bascule alors dans les remous de la mémoire, enchâssant les épisodes d’un passé tortueux dans ceux du présent, qui convergent en une enquête policière dont l’issue est plus qu’incertaine.
Roman du deuil, de l’exil et de la filiation, Le Mangeur propose un univers en équilibre entre le réel et les zones troubles du rêve. Ying Chen nous livre ainsi une fresque évanescente, inégale par endroits, mais qui, faute de convaincre tout à fait, a non seulement le mérite de combiner avec finesse les paramètres de la fable et de la fantasmagorie à ceux du récit linéaire classique, mais également celui de multiplier les pistes de lecture en fusionnant l’amour originel et l’acte de manger en une énigme qui perdure au fil des pages: "Nous sommes ce que nous mangeons, […] nous mangeons ce que nous sommes"…
Le Mangeur
de Ying Chen
Éd. du Boréal, 2006, 138 p.