Arkadi et Gueorgui Vaïner : Le fil de l'histoire
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Arkadi et Gueorgui Vaïner : Le fil de l’histoire

Les frères russes Arkadi et Gueorgui Vaïner, maîtres du roman noir, tissent une intrigue captivante mais qui est d’abord le prétexte à une peinture de l’URSS des années 70.

Après l’impressionnant Évangile du bourreau, paru en 2000, Gallimard publie aujourd’hui La Corde et la Pierre des frères russes Arkadi et Gueorgui Vaïner. Bien qu’ils fussent des stars du roman noir dans leur pays, les auteurs en ont soigneusement caché le manuscrit sous forme de microfilms pendant plus de dix ans. À la lecture, on ne peut que comprendre leur prudence.

Aliocha Epantchine est un écrivain alcoolique, mouton noir d’une famille d’apparatchiks corrompus et de membres des services de sécurité. Seul rayon de lumière dans sa vie gâchée, Ula, unique rescapée d’une famille juive décimée. Ces deux êtres sans avenir vont, chacun à leur manière, décrocher d’un système d’une insondable absurdité. Par amour pour Ula, Aliocha entreprend d’élucider le meurtre de son père, assassiné à Minsk en 1948, en compagnie du très célèbre homme de théâtre juif Solomon Mikhoels. Ses recherches le conduisent d’abord dans les pays baltes, avant de le ramener dans le giron de sa famille à lui, face à son père, ancien général et ministre de Lituanie. Ula, après le rejet de sa thèse consacrée à un poète juif, dépose une demande d’émigration pour Israël qui la mène tout droit dans un hôpital psychiatrique.

Mais l’intrigue n’est qu’un prétexte pour les frères Vaïner, car la vraie ambition du livre est d’une autre nature: il s’agit de décrire une époque, les années 70 en URSS, de la manière la plus exhaustive possible. L’histoire du lent, méthodique et effrayant broyage de deux êtres qui essaient de faire face à un système tout-puissant permet ainsi de décrire de très nombreux aspects de cette société: la vie quotidienne, mais aussi la vie de l’intelligentsia, dans les bas-fonds du siège de l’Union des écrivains, et de la nomenklatura, composée pour une bonne part de bandits ou au mieux de magouilleurs. Enfin, par le biais d’Ula, le lecteur découvre également l’antisémitisme généralisé, les méandres de l’émigration et l’horreur des hôpitaux psychiatriques qui ont remplacé le goulag.

Cette description relève d’une évidente volonté de témoigner, mais aussi d’expliquer, en s’efforçant de rétablir une continuité historique. L’originalité et l’audace des frères Vaïner, c’est alors de s’intéresser aux bourreaux. En effet, le désir de "regarder simplement le visage de l’assassin" est l’objet de la quête d’Ula et de l’enquête d’Aliocha, qui le conduit à démasquer les pères.

La société décrite par les frères Vaïner est déchirée par un conflit de générations dont l’enjeu est la mémoire enfouie du stalinisme. La culture juive, qui occupe une place centrale, apparaît comme un lieu de résistance à l’oubli et indique la seule voie possible de réconciliation: la perpétuation de la mémoire et le respect des ancêtres, à l’exemple d’Ula, qui vit entourée des souvenirs de sa famille décimée et des livres de poètes juifs assassinés.

Malgré un finale pas complètement crédible, La Corde et la Pierre (auquel il faut adjoindre L’Évangile du bourreau, l’autre volet du diptyque) apporte un complément unique en son genre à la littérature de dénonciation du stalinisme. Et à la littérature tout court, une oeuvre passionnante et extrêmement riche.

La Corde et la Pierre
d’Arkadi et Gueorgui Vaïner
Éd. Gallimard, coll. "Série noire"
2006, 654 p.

La Corde et la Pierre
La Corde et la Pierre
Arkadi et Gueorgui Vaïner