Carmen Strano : À tombeau ouvert
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Carmen Strano : À tombeau ouvert

Carmen Strano se penche sur les mensonges de l’art officiel nazi tout en proposant une vision fantasmatique d’une après-vie où l’être humain trouvera réponse à ses questions.

Septembre 1938. Le baron du cinéma Karl Weiss reçoit ses principaux collaborateurs en son château rénové de Hochburg, dans les Alpes bavaroises. Parmi les artistes présents, oeuvrant tous d’une façon ou d’une autre pour la gloire du Troisième Reich, se trouve Julius Hepp, ambitieux décorateur chargé d’écouler les tableaux des "peintres dégénérés" interdits par le Führer, tels que Paul Klee, Wassily Kandinsky et Franz Marc. Ennemi de Hepp et secrètement opposé au régime nazi, le scénariste Paul Stern essaie tant bien que mal de passer inaperçu dans cette société d’élite afin de ne pas nuire à sa soeur Annelise, actrice montante qui a entrepris de séduire l’invité d’honneur de la soirée, le ministre de la Propagande Joseph Goebbels en personne. Mais lorsque ce dernier propose à Paul d’écrire pour les journaux la fausse nouvelle d’une paysanne violée et assassinée par des Juifs, le jeune homme décide de fuir les lieux, perturbant plusieurs destins.

De la part de Carmen Strano, qui exerce la profession de bibliothécaire à Montréal, l’on s’attendait surtout à une incursion bien documentée dans le monde de la propagande, de la censure et de l’art officiel qui, sous Hitler, enseignait aux jeunes à bien mourir pour une Allemagne éternelle. L’écrivaine a plutôt fait de son deuxième roman, Le Cavalier bleu (hommage au célèbre tableau de Kandinsky), un récit aux accents spirituels et philosophiques, offrant une réflexion étonnamment sereine (et suffisamment distanciée) sur la distinction entre le bien et le mal, la fascination qu’exercent les tyrans, les rapports entre la liberté et la mort.

En l’espace d’un week-end, cette dernière frappe d’ailleurs plus d’une fois dans l’inquiétante demeure aux allures de monument funéraire. Tandis que la vieille mère de l’hôte se consume lentement dans sa chambre à coucher – quasiment satisfaite d’éviter les horreurs à venir -, un autre personnage succombe durant une scène d’une insoutenable violence qu’ignoreront les autres invités, créant une rupture totalement inattendue sur le plan narratif. Errant par la suite dans une dimension parallèle où le temps n’existe plus, une sorte d’après-vie onirique et allégorique évoquant les limbes, le mort en question assistera en accéléré à la chute du Reich, à la découverte des charniers des camps de concentration, ainsi qu’aux suicides d’Hitler et de Goebbels.

Par ses accents de fin du monde (et avec l’obligatoire Crépuscule des dieux de Wagner comme trame sonore), le huis clos mystérieux de Carmen Strano rappelle un peu celui que nous avait proposé au cinéma Aleksandr Sokurov dans Moloch. Avec ses belles échappées, à l’image de cette route qui conduit au château puis nous en éloigne, Le Cavalier bleu reste une oeuvre éclatée où la mort, relativisée, apparaît comme le passage indispensable et égalisateur du genre humain.

Le Cavalier bleu
de Carmen Strano
Éd. Triptyque, 2006, 251 p.

Le Cavalier bleu
Le Cavalier bleu
Carmen Strano