Emmanuel Guibert : Regards croisés
Emmanuel Guibert est l’invité d’honneur du colloque "Le Savoir par la bande", qui se tiendra la semaine prochaine dans le cadre de Metropolis bleu. Entretien avec ce créateur qui vient de mettre le point final à une audacieuse bande dessinée en trois volumes, Le Photographe.
En 1986, le photographe Didier Lefèvre accompagnait une équipe de Médecins Sans Frontières en Afghanistan, en pleine guerre entre Soviétiques et moudjahidines. À partir de la relation orale qu’il a faite de cette expédition et des milliers de photographies qu’il en a rapportées, son ami Emmanuel Guibert a entrepris de réaliser un récit BD, réitérant l’expérience qui l’avait mené à créer La Guerre d’Alan, qui raconte les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale que lui avait confiés un vétéran de l’armée américaine. Selon le bédéiste, "on ne comprend bien l’histoire contemporaine que par le biais des histoires personnelles".
"De la même manière que je n’ai jamais eu une telle impression de proximité avec le second confit mondial qu’en m’entretenant avec mon copain Alan et en tirant des livres de son témoignage, je n’ai jamais eu l’impression d’en apprendre autant sur ce qui s’est passé en Afghanistan il y a 20 ans qu’en m’entretenant avec Didier et les autres qui y ont séjourné à l’époque, et qui m’ont parlé de choses parfois très triviales – les ampoules aux pieds, les blagues qu’on échange pour se tenir chaud, etc. -, celles dont on purge les reportages parce qu’on les considère comme anecdotiques. Je trouve au contraire que c’est par ces aspects de la réalité que celui qui ne l’a pas vécue peut y avoir accès."
Cet "effet de la connaissance et de la culture", Guibert le distingue de la simple information qui a tendance à "mettre à distance, laissant le spectateur soit brièvement éraflé, soit la plupart du temps indifférent". "Ce que j’opposerais à l’information, c’est le récit, qui est une des marques les plus élevées de la relation humaine. Un récit bien mené nous ouvre une familiarité avec des mondes qui nous sont totalement inconnus et qui soudainement nous apparaissent plus proches, plus intimes." Une leçon que le bédéiste a lui-même bien retenue, nous donnant l’impression de vivre à notre tour les aventures afghanes de son ami dans Le Photographe, ce que ne parviendrait pas à faire un simple reportage.
S’astreignant à une modalité supplémentaire par rapport à La Guerre d’Alan, Guibert était résolu dès le départ à insérer dans son propre livre les photographies de Lefèvre. Le résultat, une oeuvre hybride entremêlant vignettes dessinées et clichés photographiques, est étonnamment réussi. L’impression que retire le lecteur d’un dessin mis au service des photos, rendues vivantes et vibrantes dans le cadre du récit qui nous est donné à lire, s’explique par la curiosité que nourrit l’auteur pour la profession de photographe: "Lorsque mes planches étaient trop "dessinées", je les jetais, car elles risquaient d’entrer en concurrence avec les photographies. Je voulais que le lecteur soit avant tout tendu vers la découverte de la photo." La couleur (signée Frédéric Lemercier) a été ajoutée au dessin pour les mêmes raisons: "Il fallait qu’il n’y ait pas de mimétisme possible entre le dessin et la photographie (qui est en noir et blanc). L’effet de réel suscité par celle-ci devait être mis en relief par le dessin, ce à quoi contribue l’adjonction de couleurs."
DESSINER UN AMI QUI SOUFFRE…
Le premier tome de la trilogie maintenant achevée était consacré au voyage d’aller, à la longue marche du photographe au sein d’une caravane commanditée par Médecins Sans Frontières, tandis que le deuxième se penchait sur la mission médicale proprement dite: l’édification d’un petit hôpital de fortune niché à flanc de colline dans le désert rocheux afghan. Le dernier volume nous montre Lefèvre qui tente de gagner le Pakistan par ses propres moyens afin de rentrer en France, sans avoir recours à MSF. C’est sans doute la partie la plus douloureuse de son périple où le photographe, risquant mille dangers et échappant à la mort, se trouve entre autres victime de guides malhonnêtes qui le dépouillent de son argent. Guibert reconnaît que cet épisode fut le plus difficile à réaliser: "Au lieu d’être informatives comme dans les premiers tomes, les annotations de Didier sont ici plus personnelles. Dessiner un ami qui souffre, qui s’interroge sur sa survie, ce n’est pas anodin."
Impossible d’aborder Emmanuel Guibert, par ailleurs, sans lui demander ce qui le motive à représenter ainsi la vie des autres plutôt que la sienne, à l’instar de plusieurs bédéistes attirés aujourd’hui par l’autofiction. "Ma fibre autobiographique est tout entière satisfaite par la collaboration avec un autre et j’ai l’impression de raconter des choses qui me sont vraiment intimes quand je raconte la vie d’un ami. Ce faisant, je m’aperçois d’ailleurs que même si j’ignore tout de ce qu’il me raconte, rien de ce qu’il me raconte ne m’est étranger." Comme quoi le discours sur l’intime n’est pas incompatible avec le regard de l’autre.
Le Photographe, tome III
d’Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier
Éd. Dupuis, coll. "Aire Libre"
2006, 104 p.