Nick Tosches : Biodégradable
Nick Tosches explore la vie du malfrat Arnold Rothstein dans ce qui n’est ni une biographie, ni un roman, ni une bio-fiction, ni un ouvrage historique. En fait, Le Roi des Juifs est sans doute l’un des livres les plus déroutants de cet étrange auteur.
"Pourquoi est-ce que j’écris un bouquin pareil, et pourquoi est-ce que vous le lisez? On devrait se tirer de ce merdier et vivre un peu."
Bien que le coup de gueule ne vienne ponctuer son récit qu’en fin de course, ces paroles de Nick Tosches, auteur de cette méta-biographie du gangster new-yorkais des années 20 Arnold Rothstein, on les aurait souhaitées au beau milieu de ce livre qui, après 200 pages, ne semble mener nulle part.
On les aurait souhaitées, ne serait-ce que pour se rassurer et se dire qu’on n’est pas seuls à se demander ce qu’on peut bien faire ici, au coeur d’un manuel d’histoire maquillé en biographie de truand.
Journaliste ayant façonné, avec Lester Bangs, une nouvelle approche de la critique musicale au magazine Creem, brillant biographe de Dean Martin, Jerry Lee Lewis et du boxeur Sonny Liston, auteur de romans noirs et d’ouvrages historiques exhumant la mémoire des disparus qui ont forgé l’âme des musiques contemporaines (dont Country et Les Héros oubliés du rock’n’roll), Nick Tosches se révèle chaque fois d’une terrifiante érudition.
Ce savoir qui confine à l’humilité, si on le devinait déjà à la lecture de ses ouvrages consacrés à la musique, l’auteur nous l’écrasait littéralement au visage avec La Main de Dante, déroutant polar où, parallèlement à une histoire de gangsters cherchant à mettre la main sur un manuscrit de la Divine Comédie retrouvé dans les sous-sols du Vatican, Tosches imaginait un Dante en pleine crise mystique, à la veille d’écrire l’un des plus marquants ouvrages de l’histoire littéraire.
Aussi, comme vous l’aurez compris, Tosches ne livre pas vraiment une biographie du gangster Arnold Rothstein dans ce Roi des Juifs. Ce à quoi il s’emploie plutôt, c’est à énumérer des mensonges qui, répétés assez souvent, sont devenus autant de vérités.
Ainsi, il remonte laborieusement jusqu’aux racines du judaïsme pour en souligner les contradictions et les manipulations historiques, pour enfin aboutir aux origines des aïeux de Rothstein, immigrants juifs d’Europe de l’Est débarqués à l’époque où régnait dans New York une guerre ouverte entre gangs ethniques sur le territoire de Five Points.
Mais nous voilà déjà presque à la moitié de ce livre, et tout ce que l’on sait, c’est que l’on ne sait rien. "Je vous dis comme je disais à mon ancienne femme: ne crois rien, sauf ce qui sort de ma bouche", avertit l’auteur qui, pour le moment, n’a révélé de son sujet principal que son assassinat et la contestation en cour de son testament, puisque des morceaux du compte rendu de l’interrogatoire de certains témoins du procès s’y trouvent intercalés entre ses fascinantes recherches et quelques remarquables sautes d’humeur.
Heureusement, le talent de Tosches finit par opérer, juste au moment où l’on désespérait un peu.
Car à travers l’histoire de Rothstein, c’est à celles de New York, du crime, du jeu, du trafic de drogues et des manipulations politiques en Amérique qu’il convie le lecteur. Et cette accumulation de faits, d’articles de journaux ou d’extraits d’ouvrages historiques, auxquels s’ajoutent bientôt des détails sur la carrière de Rothstein, forme un de ces livres qui font exploser le carcan des genres pour nous projeter dans un de ces rares no man’s land littéraires qui respirent bien sûr l’intelligence, mais surtout la liberté, la fureur d’écrire, de raconter, et de vomir le conformisme d’une époque moralement javellisée. La nôtre.
On navigue entre pamphlet acerbe, biographie, règlements de comptes et rectifications historiques, un peu à la manière de La Main de Dante, dans un chaos cependant maîtrisé, où Tosches appuie peut-être un peu fort pour nous convaincre qu’il est authentique et que son style n’a rien de calculé. "Écrire artificiellement, essayer de vous manipuler, vous offrir des sucreries dans un monde plein de sucreries: ce serait, ainsi que je le vois désormais, une manière de vous traiter avec une condescendance arrogante", stipule-t-il.
Reste qu’il s’en tient à ce code. Demeurant aussi fidèle que possible aux seuls faits vérifiables, il met de côté toute extrapolation pour fixer avec fascination le néant de ce qui demeure insoluble dans cette histoire tortueuse: le mystère d’un bandit célèbre dont on sait finalement peu de choses, mystère à partir duquel on fabrique les plus grands mythes. Et les plus invraisemblables bouquins.
Le Roi des Juifs, de Nick Tosches
Éd. Albin Michel
2006, 350 p.