Daphnée Azoulay : Quelques écritures sorcières
Tout près de la nuit, de Daphnée Azoulay, est l’une des oeuvres de poésie les plus fortes parues ces derniers temps tant au Québec qu’en Europe francophone.
Dès les toutes premières pages, dès les toutes premières images, nul doute quant à la singularité de l’écriture de par les lieux qu’elle invente, les mouvements qu’elle impose, les états qu’elle contient; une violence belle s’y impose. Le vers s’y découpe dans un souffle haletant. On assiste à la torture. Aux miroirs effrayants. On voit le théâtre vécu de l’imaginaire et de la réalité crue à la fois. Les mots qui explosent bien, tachistes autant dans leur forme que dans leur sens, retombant toutefois dans un ordre choisi, prémédité, pour se faire essentiels dans leur manière froide d’évoquer un malaise: "Mon objet m’attend quelque part / Le plaisir m’oblige / La cendre me prend les cheveux / Il faut déchirer / Je dresse les pistolets / Je sens le noeud de ma présence".
La forme s’impose. Le moindre mouvement déforme la perception. Il s’agit bien d’une poésie de la douleur et d’une urgence de nommer des choses que les mots n’arriveront jamais complètement à cerner: "Je coupe le rythme / Je coupe mes nerfs / À parier au ciel / Que rien ne se brise / Je vois déjà des formes / Se passer de moi / Au milieu d’autres / Que j’imagine".
Tout près de la nuit tient là quelque chose. Quelque chose de la nécessité. Il s’agit d’un livre qui ose, d’une écriture qui, de par sa forme et ses préoccupations esthétiques, se refuse aux lieux sûrs. Il s’agit là de l’élaboration d’un monde à partir de l’imaginaire le plus pur, d’une littérature de sa propre invention.
Par l’imaginaire d’un lieu sombre et clos, d’objets, d’êtres, de paysages qui prennent vie comme dans les animations de Jan Svankmajer (L’Ossuaire, par exemple), la poète, par la fiction, nous dévoile en splendeur ce qui ne semble être rien d’autre que le quotidien d’une folie; celle d’un être que l’auteure fait se prendre dans le piège de toute perception: "Je laisse passer / Au milieu du hasard / Il y a trop de chambres / Trop de chambres à me revêtir".
N’en déplaise aux élégiaques et amateurs d’âmes, en un souffle cinglant, cette poésie du "je" incessant qui ne prétend nommer autre que sa propre existence, sa propre exigence et son propre combat, renverse à sa manière toute forme de passion par son lyrisme malade et obsédant.
Tout près de la nuit "porte le masque illégal" et s’apparente sans pâleur aux meilleurs textes de Joyce Mansour, de Leonora Carrington, aux écritures sorcières d’Unica Zürn.
"Mes désirs existent / Ils ont un enfer". C’est l’oeuvre achevée du cri le plus vrai.
Tout près de la nuit
de Daphnée Azoulay
Éd. Les Herbes rouges
2005, 56 p.