Jocelyne Saucier : Épopée abitibienne
Livres

Jocelyne Saucier : Épopée abitibienne

Jocelyne Saucier consacre son dernier roman à la période "rouge" de l’histoire abitibienne et à l’une de ses figures de proue, la communiste Jeanne Corbin.

En parcourant aujourd’hui les bourgs d’Abitibi envahis par les centres commerciaux et autres grandes surfaces, qui croirait que cette région fut dans les années 30 une sorte de berceau communiste de la Belle Province? Qui se souvient que les femmes y jouèrent un rôle actif et que l’une d’elles, Jeanne Corbin, fichée à la GRC et au Komintern, fut jugée et emprisonnée pour incitation au soulèvement populaire? Après l’historienne Andrée Lévesque (Scènes de la vie en rouge: l’époque de Jeanne Corbin), la romancière Jocelyne Saucier s’intéresse à cette figure mythique et à la vénération que lui vouaient les militants marxistes de son époque. Du même coup, elle trace l’étonnant profil sociologique d’une région méconnue et profondément marquée par les luttes des travailleurs.

Secrétaire de la Ligue de défense ouvrière du parti communiste pour l’Abitibi et le Nouvel-Ontario, Jeanne Corbin n’avait que 27 ans lorsqu’elle livra un discours resté célèbre sous l’imposant portrait de Lénine du "Temple ukrainien du travail" à Rouyn-Noranda, le 9 décembre 1933, en pleine Grande Dépression. Son auditoire était avant tout formé de ces immigrants d’Europe de l’Est attirés autrefois par le boom minier. Fille de deux paysans français installés en Alberta, Corbin passa les dernières années de sa vie dans une coopérative ouvrière de Timmins, en Ontario, et mourut de la tuberculose en 1944, à London.

Évitant de faire de Jeanne Corbin l’imposante héroïne d’un banal "roman historique", Saucier a opté pour un angle littéraire différent en imaginant la marque profonde qu’aurait laissée cette militante dans une famille de Rouyn-Noranda. Jeanne sur les routes s’ouvre donc à la fin du vingtième siècle. Une femme se rappelle son enfance passée avec ses deux soeurs dans un petit logement de l’avenue Dallaire entre une mère croyante qui leur faisait lire la Bible et un père journaliste qui les initiait aux "textes sacrés" de Marx et de Lénine. Dans leur chambre à coucher, les trois fillettes s’amusaient régulièrement à jouer devant leurs parents une sorte d’épopée communiste, laquelle culminait durant l’année héroïque où "la révolution était aux portes de la ville" (référence à la manifestation du 1er mai 1932, suivie par la grève des bûcherons et des mineurs) et par la rencontre fulgurante entre leur père et Jeanne Corbin, liés par un amour platonique encouragé par leur mère: "Ma mère forte de son amour au point de soutenir celui de mon père pour une autre femme."

Mais à l’époque de ce théâtre de chambre, l’Abitibi a déjà changé de face. Après la guerre, Rouyn-Noranda a vu arriver de nouveaux immigrants pour regarnir ses mines, d’autres Européens de l’Est qui, après avoir connu Hitler et Staline, "craignaient jusqu’à l’ombre d’une idée politique". La narratrice (devenue journaliste à son tour) se souvient alors des modestes "randonnées propagandistes" des années 60 où elle accompagnait son père sur les routes de campagne pour distribuer les quelques exemplaires du journal de combat, "écrit à la hussarde", qu’il avait fondé.

Rempli de formules frappantes, Jeanne sur les routes recrée ainsi le langage d’une solidarité perdue, d’une époque où le paradis sur terre se gagnait "dans le juste combat des classes opprimées" plutôt que "dans une maison bien garnie".

Jeanne sur les routes
de Jocelyne Saucier
XYZ éditeur
2006, 143 p.