Alain Mabanckou : Mettre l'Afrique dans une bouteille de rouge
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Alain Mabanckou : Mettre l’Afrique dans une bouteille de rouge

L’auteur congolais Alain Mabanckou plonge le lecteur dans un tourbillon irrévérencieux qui emporte avec lui les convenances politiques et sociales.

Verre Cassé est un ancien instituteur de 64 ans devenu alcoolique par vocation. De la position privilégiée qu’il occupe au Crédit a voyagé, bar éternellement ouvert, il consigne dans un cahier les histoires que ses compagnons d’infortune lui racontent. Tour à tour, des mythomanes avinés, des poètes finis et des ivrognes lubriques se collent à lui comme des phalènes à une lumière isolée. Méthodiquement et avec humour, Verre Cassé dépèce par son récit la fragile humanité qui l’entoure.

Quand on lui parle de ses personnages, on croit entendre un large sourire s’afficher dans la voix de l’auteur. "C’est vrai qu’ils ont des destins tordus", confirme un Alain Mabanckou joint au Michigan, où il enseigne la littérature française à l’université d’État. "Ils ont vécu les pires malheurs, mais il y a une sorte de bonheur qui subsiste en eux malgré tout. Ce sont des personnages qui, même dans leur déchéance, font preuve d’une espèce de grandeur. Ils sont profondément humains, quoi!"

Verre Cassé est écrit d’un seul souffle. Sans point, sans majuscule. Le roman se déverse en arrachant tout sur son passage. Loin de l’exercice de style abscons, cette forme littéraire étonnante apparaît rapidement comme la seule convenant à un tel récit. "Pour ce roman, il me fallait une forme en décalage, confie Mabanckou. Il fallait qu’elle s’adapte à des personnages hors normes. J’ai bien tenté d’écrire sous une forme plus classique, mais ça ne collait tout simplement pas."

Malgré son regard sombre, Verre Cassé est avant toute chose une fête de la vie et des sens. L’écriture de Mabanckou vise juste et frappe fort. On le sent dès les premières pages, l’auteur n’est pas de ceux qui embrassent l’autel de la rectitude politique. Loin de se contenter de traiter de questions africaines, son oeuvre a une portée universelle. Afrique, Europe, Amériques sont happées par le tourbillon du petit monde du Crédit a voyagé. "L’erreur de la littérature africaine est de trop souvent vouloir s’enfermer, précise Mabanckou. En Afrique, on tente de faire des romans à caractère ethnologique qui deviennent rapidement datés. Je pense qu’il est important en littérature de rester ouvert, de ne pas revendiquer une seule identité. Verre Cassé se déroule en Afrique avec des thèmes purement africains, mais je pense qu’il y a une ouverture qui me permet de toucher des enjeux beaucoup plus larges."

Parlant de littérature et d’enfermement, Mabanckou était au Salon du livre de Paris en mars dernier. Il a été un témoin privilégié du débat sur la définition de l’espace de la francophonie qui a tant irrité les auteurs québécois. "Toute cette histoire m’a bien fait sourire, raconte en rigolant le sympathique auteur. Il ne faut pas faire l’erreur de considérer la francophonie comme le prolongement de la politique étrangère de la France. Il n’y a pas d’un côté la grande soeur française qui serait la source de toute littérature et de l’autre les pauvres filles orphelines de la francophonie. Soyons sérieux, en dehors du fameux prestige des Proust, Zola et Montesquieu que la France utilise pour se bomber les pectoraux, que serait la littérature française sans l’apport d’Ahmadou Kourouma, de Réjean Ducharme et du reste de la francophonie? Ce serait catastrophique! Ce ne serait rien! Elle en serait réduite au nombrilisme du Quartier latin. Pour que sa littérature reste en vie, il va falloir que la France se conçoive elle-même comme faisant partie du grand espace francophone."

Traduit en cinq langues, dont le coréen, le dernier roman de Mabanckou poursuit présentement sa route bien au-delà de l’espace de la francophonie. Force est d’admettre que Verre Cassé est un incontournable pour être au fait non seulement de la littérature actuelle, mais de l’état de notre humanité. Une mise en garde s’impose pourtant: Verre Cassé est un roman décapant au parfum scatologique… Il ne conviendra peut-être pas à votre tante qui aime tant les oeuvres de Marie Laberge.

Verre Cassé
d’Alain Mabanckou
Éd. du Seuil, 2006, 204 p.

Verre Cassé
Verre Cassé
Alain Mabanckou