BHL : États unis?
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BHL : États unis?

BHL passe par Montréal saluer ses amis de Reporters sans Frontières… et bien sûr défendre son essai sur les États-Unis d’aujourd’hui, qui a fait couler beaucoup d’encre en France comme chez les principaux intéressés. Retour sur le livre-événement.

"L’Amérique change", écrit Bernard-Henri Lévy à la fin de l’un des 76 courts segments composant son ambitieux American Vertigo. Sorte d’écho à De la démocratie en Amérique, publié entre 1835 et 1840, en deux tomes, par son compatriote Alexis de Tocqueville et dressant un état des lieux en ce pays censé incarner tant d’idéaux, l’intellectuel français propose sa lecture à lui du territoire de toutes les démesures, où tout semble cohabiter avec son contraire.

La forme, d’abord, séduit – à condition de mettre en sourdine notre légitime agacement, au Québec, de voir le terme "Amérique" désigner une fois encore un pays et non un continent. Articulé comme un "road movie", passant rapidement, même si jamais gratuitement, d’un sujet à l’autre; infiniment plus sexy, pour tout dire, que la majorité des essais tombés entre nos mains, American Vertigo rend compte d’un périple de 20 000 km, franchis en presque une année, en 2004 essentiellement, pile durant cette période sombre des relations franco-états-uniennes, alors que dans bien des fast food, les french fries sont rebaptisées liberty fries. Voici une autre de ces études sur le terrain, certainement la plus audacieuse, auxquelles nous a habitué l’auteur de Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire, Qui a tué Daniel Pearl? et Impressions d’Asie. Précisons que l’idée de ce voyage lui ayant été proposée par le prestigieux magazine The Atlantic Monthly, ce dernier a eu ses entrées dans de nombreux cercles en apparence fermés.

Le fond, ensuite. Critiqué par plusieurs sous le prétexte que l’essayiste ne fait qu’effleurer ses sujets, le fruit de ce vertige américain offre pourtant un suc, ou un condensé, original autant que convaincant. Qu’il visite cinq prisons, dans différents états, écoutant cette idée chère à son prédécesseur qu’un système carcéral en dise long sur un pays; qu’il s’en prenne aux préjugés sur la politique spectacle à l’américaine et aux clichés français sur le sujet; qu’il discute politique intérieure avec Sharon Stone ou Warren Beatty (en venant à regretter que ce dernier ne cède pas à la tentation de sauter dans l’arène politique); qu’il relate son coup de foudre pour la très cool Seattle, s’émeuve comme un enfant devant tel gratte-ciel ou en pénétrant dans un sous-marin nucléaire dernier cri; qu’il pleure sur la cadavérique Buffalo, sur Los Angeles ou sur Detroit, cette "Babylone immense et désertée, une cité du futur que ses habitants auraient fuie et qui finirait d’agoniser"; qu’il écume Las Vegas et tente de voir dans les yeux comme dans les pratiques à la fois osées et puritaines des lap danseuses l’indice d’un rapport à la chair malade; qu’il montre le ridicule des megachurches de l’Illinois, qu’il pourfende le créationnisme et son visage moderne ou qu’il dissèque les résidus de l’esclavagisme en Alabama, Bernard-Henri Lévy évite les idées reçues, s’en prend autant aux fausses perceptions entretenues à l’étranger qu’aux dérives américaines et signe bel et bien le diagnostic annoncé, fait non pas d’analyses poussées ni de prescriptions miracles, mais bien de symptômes en définitive peu contestables.

L’Amérique change, oui. Elle a changé beaucoup depuis le pays encore en chantier sillonné par Tocqueville; elle changera encore, et le projet fou de Bernard-Henri Lévy, s’il n’est pas de nature à creuser beaucoup les problématiques actuelles et futures de la première puissance mondiale, n’en constitue pas moins un brillant bilan de santé, une déclaration d’amour parcourue d’inquiétudes, un regard fasciné, incrédule, amusé, terrifié tout à la fois, et qui donne envie de sauver l’Amérique au moins autant que de la condamner.

American Vertigo
de Bernard-Henri Lévy
Éd. Grasset, 2006, 504 p.