Éric Dupont : Et dehors ce n’est pas la mer
Éric Dupont propose une littérature rafraîchissante, engagée socialement mais qui n’hésite pas à nous entraîner dans un monde totalement farfelu.
Éric Dupont ne fait pas dans l’ordinaire. Préférant aux récits linéaires une littérature aux images foisonnantes, le romancier né en 1970 nous revient avec un roman plus audacieux encore que le précédent. "Voleurs de sucre est basé sur mes souvenirs d’enfance à Amqui, nous dit-il, alors que La Logeuse, c’est complètement fictif. Pour un récit autobiographique, Voleurs de sucre n’était pas conventionnel du tout, mais la base de l’inspiration demeure ces souvenirs d’enfance, les faits sont vérifiables dans la réalité, tandis que ceux de La Logeuse ne le sont pas."
Ce n’est pas près de la mer de sa Gaspésie natale qu’Éric Dupont a écrit son deuxième roman, mais plutôt à Montréal, où il vit depuis quelques années, et où se passe la majorité de l’action du livre. À mi-chemin entre l’imagination débordante du réalisme fantastique des Sud-Américains et le roman urbain, jeune et typiquement montréalais, l’univers du romancier et intellectuel Éric Dupont trouve sa place au milieu des digressions, des fausses références historiques et du chaos contemporain. "C’est un univers qui se suffit à lui-même, comme si on disait "il y a des oies qui volent sur le boulevard Saint-Laurent" et que c’est ça qui se passait."
Rosa, une jeune Gaspésienne de Notre-Dame-du-Cachalot (village aussi fictif que reconnaissable), a été éduquée dans un milieu d’extrême gauche assez coupé, idéologiquement et géographiquement, du reste du monde. "Je m’identifie beaucoup à Rosa", nous dit l’auteur qui ajoute avoir eu Marx parmi ses premières lectures. Tout comme Dupont lui-même, qui quitta jeune son coin de pays pour l’Autriche, dans le cadre d’un programme d’études, Rosa, elle, quitte son village pour Montréal où elle espère, littéralement, faire tourner le vent qui menace sa région plus ou moins dirigée par le MERDIQ (le ministère de l’Épanouissement des régions désolées et isolées du Québec).
"Rosa est la somme de ses rencontres, des regards sur elle, de ses décisions; et si, à la fin, elle n’est plus la même Rosa qu’au début, c’est grâce à cet enchevêtrement-là", précise-t-il à propos du côté existentialiste de son personnage. Rosa a aussi adopté une grand-mère, Zénoïde, une femme qu’elle a décongelée (oui, oui) après l’avoir trouvée dans un bloc de glace flottant à la dérive depuis 1914. Tout ça est écrit sur un ton des plus normaux. "J’ai une relation avec la réalité qui n’est pas très saine. C’est presque une pathologie. Chez moi, le mur qui nous sépare de la folie est très, très mince. Ce n’est pas insonorisé, j’entends de l’autre bord!" affirme le romancier qui ne considère pas sa relation avec la réalité comme une malédiction: "Je suis très à l’aise dans ce monde-là. Le monde dans lequel je vis me déplaît très souvent, m’agresse, et pour le fuir, eh bien, j’ajoute des éléments qui le rendent plus supportable."
L’ENVERS DU DÉCOR
Éric Dupont, qui détient un doctorat et donne des cours à McGill entre deux contrats de traduction, s’abandonne totalement à ses sens lorsqu’il déambule et qu’il façonne son univers littéraire: "Quand je me promène sur le boulevard Saint-Laurent, parfois je suis en extase, mais parfois j’ai le dégoût, je trouve ça laid, agressant. Je me dis: comment pourrais-je le rendre supportable, ce boulevard où toutes les misères et les richesses du monde se côtoient? C’est un peu comme ça que surviennent mes flashs." En fait, l’écriture est un reflet de sa relation avec le monde. "Ce sont des choses que je m’imagine quand je me promène dans la rue, ce sont des voix que j’entends, ce sont des personnages avec lesquels je vis longtemps avant de les mettre sur papier. Ils sont donc crédibles dans ma tête, et je me dis que je vais inviter les autres pour voir s’ils vont y croire eux aussi."
Aussi passionnant en entrevue qu’en lecture, l’écrivain ne craint nullement d’expliquer d’où proviennent toutes les digressions qui parsèment le livre: "Je souffre d’hyperactivité intellectuelle. Par exemple, dans une conversation, j’entends les bruits ambiants au même niveau que la voix de mon interlocuteur, il n’y a pas de gradation, pas de hiérarchie entre les stimuli, pas de filtre pour faire le tri entre les données importantes et le reste, comme chez les gens normaux." Véritable bourreau de travail ayant très peu vécu au Québec dans les 15 dernières années, Dupont a voyagé en Allemagne comme en Autriche et a presque toujours eu la tête dans les programmes de littérature comparée: "Je suis très content de pouvoir amener une partie de mes influences allemandes au Québec. Il faut parfois oxygéner le milieu et je suis ravi de faire ma part, de tenter d’apporter quelque chose. Les écrivains autrichiens et allemands sont toujours ceux qui se lèvent pour dire que les choses vont mal dans leur pays… Günter Grass et Jelinek critiquent fortement leur société, alors qu’ici, les écrivains n’osent pas trop le faire (mais je n’ai pas tout lu). Le fait d’avoir été absent du Québec si longtemps m’a beaucoup aidé à poser un regard froid sur certaines choses que je voyais à Montréal et au Québec. J’adore cette province, j’y suis d’ailleurs revenu, mais je vais peut-être dire des choses pouvant déplaire."
La Logeuse
d’Éric Dupont
Éd. Marchand de feuilles
2006, 304 p.