Neil Bissoondath : Voyage au bout de la nuit
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Neil Bissoondath : Voyage au bout de la nuit

Neil Bissoondath fait le portrait d’Arun, un personnage né d’une pure intuition, qui promène ses idéaux dans un monde inventé mais dans lequel on perçoit tous les travers du  nôtre.

Plusieurs l’ont fait en rêve; quelques-uns, infiniment plus rares, ont joint l’action à l’idéal. Tout larguer, confort, sécurité, famille, pour aller améliorer le sort de parfaits inconnus, quelque part derrière la ligne d’horizon. La Clameur des ténèbres, c’est le récit d’un parcours atypique, celui du jeune Arun, héritier d’une entreprise dont le chiffre d’affaires est synonyme de dolce vita, mais qui préfère à un avenir tracé d’avance le projet de se faire instituteur dans une région pauvre et quasi sauvage de son pays, une île imaginaire au large de l’Inde, mi-Sri Lanka, mi-territoire fictif.

Le personnage d’Arun, tout comme son pays fracturé entre le Nord prospère et le Sud mis à feu et à sang par des groupes rebelles, est apparu un jour à Neil Bissoondath, sous le coup d’une révélation. Presque enfiévré, ce dernier a suivi Arun dans son nouveau chez-lui, ce lieu d’amitiés trompeuses, d’amours fuyantes, où la nuit n’est jamais tout à fait silencieuse.

Sur le roman et sa genèse, l’écrivain a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions.

Neil Bissoondath, d’où vient l’idée de cette île inventée? À partir de quels matériaux l’avez-vous conçue?

"Je suis l’un de ces écrivains qui ne vont jamais à la recherche de leurs personnages, ni de leur environnement. C’est Arun qui m’a montré son île, après s’être présenté à moi, avec son bagage, sa vie sociale, sa culture, sa famille. C’est à travers son histoire que j’ai découvert son pays, au fur et à mesure, comme le lecteur! Je voyais les couleurs, je sentais les odeurs, tout était très présent, de manière presque féroce. Évidemment, j’ai une responsabilité là-dedans, puisque tout s’inscrit ensuite dans un langage qui est le mien, mais au départ je me laisse guider. J’ai toujours procédé selon cette méthode."

Vous êtes vous-même professeur de création littéraire à l’Université Laval, et êtes par le fait même au courant des différentes manières d’élaborer un texte. Vous n’avez jamais tenté de travailler selon un plan précis?

"Au début, oui, pour me rendre compte aussitôt que dans mon cas, ça donnait inévitablement quelque chose de fabriqué. Alors j’ai appris à faire confiance à mon imaginaire. Je suis maintenant convaincu que l’imagination est capable de fixer quelque chose à notre insu. Concernant La Clameur des ténèbres, par exemple, j’avais une idée assez vague de ce que ça donnerait en termes de nombre de pages. Même que j’ai longtemps cru que j’allais aboutir à un tout petit livre…"

Et voilà que ce roman compte près de 500 pages! Le résultat, au-delà d’une quête identitaire, compose d’ailleurs un écho étonnant, presque une synthèse, des relations Nord-Sud telles qu’on peut les observer à travers le monde…

"Oui, et c’est arrivé parce que je porte tout un bagage en moi, des préoccupations de cet ordre-là, et que je m’intéresse beaucoup à la politique internationale. Mais ce qui m’importait d’abord, c’était de représenter ce qu’est la vie dans un endroit pareil, d’aller dans le détail de l’organisation d’une petite société, de me glisser dans la peau de ses habitants. Ensuite, ça peut en effet évoquer certaines situations connues, mais mon point de départ n’est pas là."

Y a-t-il des personnages d’autres romans qui vous ont mis sur la piste? Ou des connaissances?

"D’autres personnages, je ne vois pas, non. Je dirais plutôt qu’il y a chez Arun quelque chose que je reconnais chez mes étudiants, une sorte de naïveté, d’idéal, d’appel du voyage. Je reconnais tout ça chez moi-même, d’ailleurs. En effet, quand j’ai quitté Trinidad, à l’âge de 18 ans, il y avait une possibilité pour moi de rester là, dans l’île… L’héritage de mon grand-père, son magasin, pas mal d’argent… Mais je voulais vivre autre chose, et en particulier écrire. Ça fait souvent partie d’un parcours d’écrivain que de lutter contre les préjugés de ses proches, le peu d’approbation, et on retrouve quelque chose de similaire dans les choix de vie que fait Arun."

Vous avez écrit un essai, Le Marché aux illusions. La Méprise du multiculturalisme (Boréal/Liber, 1995), qui a fait beaucoup de bruit d’ailleurs. Vous savez donc que par l’essai, on peut dire beaucoup sur la situation du monde. Étant donné tous les questionnements sociopolitiques soulevés par La Clameur des ténèbres, vous n’avez pas pensé aller de nouveau du côté de l’essai?

"Pour être franc, j’ai décidé d’abandonner l’essai. J’en ai écrit un, j’en suis content, mais ça me suffit. Le roman me permet d’explorer une complexité humaine. L’essai doit débuter par des questions, puis apporter à tout le moins des éléments de réponses, tandis que le rôle du roman n’est absolument pas de donner des réponses, mais bien de poser des questions, de faire réfléchir, de montrer les contradictions. Admettons-le, même les meilleurs psychologues ou psychiatres ne pourront jamais expliquer l’être humain, qui est fait, en quelque sorte, de ses contradictions. En définitive, puisque c’est d’abord l’être humain qui m’intéresse, j’ai trouvé la forme de l’essai peu satisfaisante…"

Chose certaine, cette fois-ci, le romancier a pris son pied. Chaque page respire l’ivresse de créer, d’inventer des couleurs à même le noir, de célébrer la vie coûte que coûte à travers cette lecture inquiète qu’il fait d’un monde où aider son prochain est plus périlleux qu’il n’y paraît. Un travail que l’excellente traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné nous permet de goûter pleinement, puisque Neil Bissoondath, s’il vit depuis un bon moment au Québec et s’exprime parfaitement en français, préfère écouter jusqu’au bout cette petite voix, anglophone jusqu’à maintenant, qui lui chuchote ses histoires. Intuition, quand tu nous tiens…

La Clameur des ténèbres
de Neil Bissoondath
Éd. du Boréal, 2006, 476 p.