Mélanie Grenier et Louis-Frédéric Pagé : Prises de parole
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Mélanie Grenier et Louis-Frédéric Pagé : Prises de parole

Mélanie Grenier et Louis-Frédéric Pagé nous proposent leurs derniers recueils: deux sommes musclées disloquant le réel ou guettant l’horizon.

On emploie souvent, presque abusivement, le mot "univers" pour évoquer la singularité d’une oeuvre poétique ou de fiction. Or, dans le cas de Mélanie Grenier, le mot prend tout son sens. L’auteure d’Entre les vertèbres (finaliste pour le prix Émile-Nelligan 2004) ne nous présente pas qu’un deuxième recueil, elle consolide sa signature déjà farouchement atypique en échafaudant une réalité à part, un monde en soi qui secoue les puces et fissure le moule du genre poétique. Ce monde s’appelle 121 cafards et un fusil. Déjà le titre donne le ton, nous donne à sentir une violence contenue, prête à abattre au moindre cillement, sans concession, quelque chose d’implacable. Au fil des pages, une porte se referme derrière nous, on l’entend à peine. Nous voilà pris au piège dans les soupiraux d’un territoire aussi hostile qu’imprévisible.

"À côté habite une femme. J’ai encaissé un supplément après l’avoir battue. (…) D’elle j’ai gardé un pied charnu que j’expose sur ma tablette. La tôle rouillée s’agence de mieux en mieux à sa couleur." Difficile dans cette prose de départager l’humour noir de l’exposition des faits tant les deux participent du même détachement. On pourrait, à la rigueur, trouver matière à rire dans ces textes, mais ce serait lire du bout des yeux. Car même si l’abject et la dissonance, le grinçant et l’épreuve extrême des corps et des êtres nous sont présentés comme allant de soi, ce n’est pas avec une petite grimace complice, mais dans un terrible haussement d’épaules.

Tableaux et épisodes d’une communauté d’estropié(e)s en puissance, de gnomes, d’hommes-longs, de femmes pies, où le manque d’espace pour vivre, la loi du plus fort et le climat de disette motivent les bassesses les plus sordides, les textes de l’ouvrage font état d’une cruauté hallucinée rappelant par endroits certaines toiles d’Otto Dix. Le corps, omniprésent, attire assauts et sévices comme le miel les abeilles, un traitement évoquant celui privilégié dans l’esthétique de Francis Bacon.

Avec des phrases calibrées à la virgule près, une langue et un ton d’une étonnante assurance, Mélanie Grenier confirme la témérité nécessaire de son art. Mouroir convulsif ou vivarium d’outre-monde, 121 cafards et un fusil nous offre, comme un trophée de chasse, la plus vénéneuse des moelles de l’imaginaire.

VOYAGES IMMOBILES

Ce désert de sel entre les doigts, premier recueil de Louis-Frédéric Pagé, nous entraîne quant à lui à suivre le tracé d’une conscience, d’une voix composant avec l’insaisissable, l’impermanence, dans son rapport à l’autre et au monde immédiat. Encore un titre parlant: une conjugaison de la fugacité – le sable coulant entre les doigts – et de l’errance perpétuelle – le désert. Comme en un lieu aride et désolé, la parole d’un homme tente inlassablement de repeupler le silence, de retracer l’ombre de cette femme aimée en fuite, poussée par le sort à toujours être au loin, fantôme d’elle-même arpentant la planète comme en attente d’une révélation. Un peu d’elle demeure avec lui: "un reste de parfum une photo jaunie / et ce ruban rouge pour ordonner les souvenirs".

Si l’homme veille comme une "statue de sel" au coeur de l’absence, sa voix rêve d’"une langue étrangère / qui parlerait d’amour", se mue discrètement en prière, jusqu’à atteindre ce point de dévotion où aucune réponse n’est attendue. Cette voix fuse avec à sa traîne une série de petites fins du monde, d’illusions et de lueurs inquiètes "qui éclatent comme des peintures abstraites". De poème en poème elle devient un chant orphique, en mode murmuré, une litanie de la perte dont chaque écho se dépose, presque éteint, "devant ce vertige qui précède chaque chose".

S’il y a "fragilité des apparences", il y a aussi celle du coeur et des certitudes, les signes du désastre qui se perpétuent: "la mort a partout des yeux d’enfant". Du Mexique au Soudan, de Kigali à New Delhi, le désir se mesure à "l’imminence d’une catastrophe" et fait naître une rumeur folle, une lumière: "on y parle aussi de tes seins / où les guerres viennent abdiquer / (…) / on en parle à voix basse / un peu comme on enseignerait les Écritures / dans les coins sombres des mines".

Sentie, enveloppante, d’une grande maturité dans son sens de l’image et de la mesure, l’écriture de Louis-Frédéric Pagé déballe un rythme fluide et touche, remue l’intérieur, sans insister. En somme, un recueil lové autour de sa vérité, d’une force tranquille en mesure de réveiller l’essentiel: "(…) la beauté doit éclater / comme une saison sauvage".

121 cafards et un fusil
de Mélanie Grenier
Éd. Les Herbes rouges, 2005, 69 p.

Ce désert de sel entre les doigts
de Louis-Frédéric Pagé
Éd. de l’Hexagone, 2006, 108 p.

121 cafards et un fusil et Ce désert de sel entre les doigts
121 cafards et un fusil et Ce désert de sel entre les doigts
Mélanie Grenier et Louis-Frédéric Pagé