Julian Barnes : Avec le temps
Julian Barnes nous convoque autour de La Table citron, recueil de nouvelles embrassant l’expérience de la vieillesse, ses cruautés et sa mélancolie secrète.
On peut parfois se demander qui a eu l’idée de cette formule pour désigner le dernier versant dans la vie d’un être humain: l’âge d’or. Évoquant une sorte de sagesse et de sérénité royales que l’on attribue trop souvent à ceux et celles qui sont à leur corps défendant dans l’antichambre de la mort, la formule a quelque chose d’agaçant. En refermant le deuxième recueil de nouvelles de Julian Barnes, prolifique romancier britannique, on se dit que ce genre de réflexion a fort probablement traversé l’esprit de l’écrivain. Car ici, la vieillesse n’est ni idéalisée ni matière à violons larmoyants. Elle est vivante, c’est-à-dire imprévisible, impétueuse, soumise aux sournoises fatalités du quotidien et de la mémoire; elle fragilise comme un souffle au coeur et nous regarde droit dans les yeux, en nous faisant sa grimace, aigre-douce.
Le recueil s’amorce par Une brève histoire de la coiffure, où la vie d’un homme nous est présentée en trois visites chez le coiffeur, à différents âges. De l’enfance où "la douleur vous faisait entrer dans le monde des adultes" à l’âge grisonnant, la coupe des cheveux s’avère pour Gregory une torture physique et intérieure, presque une humiliation. Plus loin, dans Les choses que tu sais, on fait la connaissance de Janice et Merill, deux veuves se rencontrant rituellement dans une cafétéria américaine, ressassant souvenirs et illusions perdues, trop réservées pour avouer tout le mal qu’elles pensent de leurs époux disparus. On passe du dernier amour de Tourgueniev pour une jeune actrice (Renouveau) aux virées clandestines du major Jacko Jackson, un officier à la retraite qui, à l’occasion du dîner de régiment annuel, en profite pour retrouver Babs, une prostituée vieillissante, devenue une amie avec les années (Hygiène, un des plus beaux textes du recueil). Dans Vigilance, un narrateur mélomane plus qu’irritable est incapable de supporter le moindre bruit pendant un concert et s’en prend aux "couillons bronchitiques" qui accompagnent l’opus en cours de leurs toussotements: "[…] ne toussez pas sur des notes de Mozart. C’est comme de cracher sur La Vénus au miroir."
Nouvelliste à la prose vibrante, fluide et rigoureuse, Barnes nous sert avec La Table citron un florilège de récits où règnent un désenchantement élégant et un humour pluriel. Qu’elle soit tragicomique, irrévérencieuse, douce ou carrément acide, l’ironie qui se dégage de cet ouvrage se révèle ce qu’elle a toujours été: l’insolence du désespoir.
Dans Le Silence, la dernière nouvelle, on accompagne le compositeur Sibelius dans ses derniers moments. Parfois il sort au Kämp, un café berlinois, et se joint à quiconque est assis à la table citron, où il est d’usage de parler de la mort. Parfois il attend les grues dans le ciel, les oiseaux de sa jeunesse. Un jour il les entend sans les voir, le temps est couvert. Devant chez lui, le silence revenu, il ne peut que murmurer le nom d’un fruit lumineux et amer… "Chez les Chinois, le citron est symbole de la mort."
La Table citron
de Julian Barnes
Éd. Mercure de France
2006, 253 p.