Joseph Boyden : Chant de bataille
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Joseph Boyden : Chant de bataille

Figure montante de la littérature canadienne, Joseph Boyden, 39 ans, publie un premier roman magnifique et très poignant, qui révèle l’immense talent littéraire de cet écrivain aux racines amérindiennes. Rencontre.

Votre roman est un vibrant hommage à vos ancêtres amérindiens?

Joseph Boyden: "Oui. Je voulais rendre hommage à des grands héros de la Première Guerre mondiale méconnus, ou oubliés, par les Canadiens et totalement ignorés par l’historiographie officielle du Canada: les quelque 4000 soldats amérindiens, cris et ojibwés, qui se sont enrôlés dans l’armée canadienne pour combattre les Allemands dans le Nord de la France. Ils n’étaient pas des conscrits, mais des engagés volontaires. Ils constituaient un tiers des soldats en âge de servir sous les drapeaux. Je me suis inspiré de l’histoire véridique de Francis Pegahmagabow, un Amérindien issu de la même réserve où a grandi ma mère, un tireur d’élite et un éclaireur d’exception, dont on dit qu’il a tué à lui seul 387 soldats allemands. Il a été le soldat canadien le plus décoré de la Grande Guerre. Mais qui se souvient de lui? Il est mort humilié, disgracié et dans la déchéance."

Ces soldats amérindiens canadiens ont joué un rôle capital dans la célèbre et très funeste bataille de Vimy, en 1917.

"Absolument. Cette effroyable bataille a été gagnée grâce à l’audace et aux prouesses homériques de quatre divisions militaires canadiennes, qui perdirent 3598 soldats. Les Amérindiens ayant participé à cette bataille étaient des soldats résolus, audacieux et exemplaires. Pourtant, à l’époque, ils n’étaient pas reconnus comme des citoyens canadiens à part entière. Ils étaient victimes d’une discrimination institutionnalisée. On bafouait sans ambages leurs droits, on interdisait leur langue, on les christianisait de force. Ils vivaient dans des réserves miséreuses et n’avaient pas le droit de vote. Ils ne l’obtiendront qu’en 1968. C’est un chapitre sombre et honteux de l’histoire du Canada."

Pourquoi ces autochtones humiliés, émasculés et dénigrés se sont-ils enrôlés volontairement, avec tellement d’entrain et une conviction inébranlable, dans l’armée canadienne pour aller combattre les Allemands dans les tranchées d’Europe?

"Ces Amérindiens étaient de vaillants aventuriers. Chasseurs opiniâtres et infatigables arpentant les immenses forêts du Grand Nord canadien, ils étaient convaincus que participer à une guerre serait une expérience excitante. Pour les jeunes, c’était un moyen de retrouver leur virilité, alors qu’ils vivaient dans des conditions humiliantes, et d’exalter les traditions guerrières de leurs ancêtres."

Vous considérez-vous comme un Amérindien?

"J’ai des origines amérindiennes, irlandaises et écossaises. Je ne me considère pas comme un Amérindien, ou un Irlandais, ou un Écossais. Je me considère comme un Canadien typique, c’est-à-dire un être ayant une identité multiculturelle. Ce melting-pot d’identités est l’un des grands atouts de la culture canadienne. Par contre, je possède une carte de statut aborigène – Certificate of Aboriginal Status – qui me permet de pêcher, sans restriction, l’esturgeon, le brochet ou le merlan et de chasser l’oie ou l’orignal sur le territoire de la réserve de Wasauksing, située dans le Nord de l’Ontario, au bord de la somptueuse baie James. Je visite régulièrement mes amis et des membres de ma famille vivant dans des réserves amérindiennes en Ontario, au Québec et en Alberta.

Cette proximité avec la culture amérindienne a nourri au fil des années mon imagination littéraire. Elle m’a permis d’écrire ce roman, qui a été accueilli avec enthousiasme par beaucoup de jeunes autochtones amérindiens. Pour ces derniers, ce livre a été l’occasion de découvrir un pan important, mais complètement occulté, de l’histoire de leurs familles. Parmi les distinctions littéraires que mon livre a obtenues depuis sa parution, celle qui m’enorgueillit le plus est, indéniablement, le Prix du livre aborigène du Canada. Lorsque j’ai commencé à écrire ce roman, je n’avais pas un but politique en tête, ni l’intention de transmettre un message à connotation sociale ou politique par le truchement de cette oeuvre. Mais aujourd’hui, je m’aperçois que mon livre a éveillé la conscience nationale et identitaire de beaucoup de jeunes Amérindiens. Je m’en réjouis profondément."

Votre livre est aussi une méditation vigoureuse sur les méfaits de la guerre.

"J’ai voulu montrer comment la guerre peut broyer même les amitiés les plus coriaces et les plus fraternelles. Les deux personnages de ce roman, Elijah et Xavier, étaient des amis inséparables. La guerre lacérera leur amitié et leurs destinées. Sous un déluge de fer et de feu, sillonnant des champs ensanglantés jonchés de corps de soldats blessés ou tués, Elijah sombre peu à peu dans la folie. Il devient morphinomane et prend plaisir à tuer. Xavier, lui, essaie désespérément de sauvegarder les principes et les valeurs humanistes que ses aïeux lui ont inculqués. La guerre ne pulvérise pas seulement les corps, mais aussi les âmes."

Comment envisagez-vous l’avenir des Amérindiens au Canada?

"Je suis assez optimiste. Les jeunes Amérindiens cris sont en train de découvrir l’héritage culturel de leurs pères. Ils sont avides de renouer avec la culture, les traditions et la langue amérindiennes. Une langue en voie d’extinction qu’ils ne parlaient pas et qu’ils apprennent aujourd’hui. Dans les réserves amérindiennes du Canada, des cours de langue crie sont donnés aux jeunes. Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir et de batailles à mener pour que les Amérindiens puissent reconquérir les droits qu’on leur a enlevés. Le fougueux combat que les Noirs américains ont mené dans les années 60 pour recouvrer leurs droits sert de modèle aux Amérindiens du Canada. Le gouvernement de Paul Martin a pris des initiatives concrètes pour faire avancer les droits des nations autochtones. La balle est désormais dans le camp du gouvernement de Stephen Harper. Espérons que les conservateurs ne soient pas très conservateurs dans ce domaine vital pour la survie de la culture des Amérindiens canadiens, surtout à une époque de grandes mutations où la mondialisation culturelle bat son plein."

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LE CHEMIN DES ÂMES

Premier roman de Joseph Boyden, Le Chemin des âmes évoque un chapitre méconnu de l’histoire de la Première Guerre mondiale: la participation de plusieurs milliers de soldats amérindiens, s’étant engagés volontairement dans l’armée canadienne, à une des plus importantes batailles de la guerre de 14-18, la reconquête de l’inexpugnable crête de Vimy. Entrelaçant le récit épique et la narration intimiste, Boyden relate l’histoire de deux jeunes Amérindiens, compagnons inséparables, Xavier et Elijah, qui quittent les forêts majestueuses et sauvages de l’Ontario pour aller se battre contre les Allemands dans les champs de bataille du Nord de la France. Cette guerre absurde et atroce brisera leurs vies et leur amitié tenace. Tireur d’élite hors pair, Elijah devient un héros de la bataille de Vimy. Mais des mauvaises fréquentations l’amènent à consommer des drogues et de la morphine. Il prend un plaisir fou à tuer ses ennemis, la mort le met dans un état de transe. Désemparé, Xavier s’éloignera peu à peu de son ami. Deux conceptions antinomiques de la vie et du monde s’affronteront dans des terroirs dévastés par la haine, la furie et la mort. Déjà traduit en 15 langues, salué unanimement par la critique, Le Chemin des âmes est un roman brillant et bouleversant. Ce récit haletant recèle aussi une réflexion perspicace sur l’avenir de l’humanité. Magistral!

Le Chemin des âmes
de Joseph Boyden
Éd. Albin Michel, coll. "Terres d’Amérique"
2006, 392 p.