Heike Geissler : Cours, Rosa, cours
Heike Geissler secoue la littérature allemande avec un premier roman consacré à la fugue rédemptrice d’une jeune mère: Rosa.
Jusqu’où peut-on fuir sa vie, ses responsabilités? Jusqu’où peut-on se fuir soi-même? C’est la question que posent nombre de road movies et de road novels qui mettent en scène de ces départs causés par un réflexe d’évitement et qui se transforment peu à peu en quête, à l’instar de ce roman déchaîné de la jeune Heike Geissler.
Dès le premier chapitre, son héroïne est en fuite, après avoir minutieusement planifié de quitter sa ville natale de Leipzig, son mari Tom et son petit Moritz qui vient tout juste de naître. C’est que Rosa, à vingt-deux ans, ne peut tout bonnement pas accepter la nouvelle destinée qui s’impose à elle, ce sacrifice de sa propre existence qu’un discours moral unanime l’oblige à considérer comme un "heureux événement". Croyant pouvoir rayer d’un trait son passé, Rosa prend donc la poudre d’escampette, et nous invite à la suivre à Berlin, à Francfort puis à New York.
Mais au fil de ses pérégrinations, de ses rencontres et des petits boulots que Rosa déniche pour survivre, tandis qu’elle craint toujours de tomber sur un fantôme d’autrefois, c’est son propre corps (dorénavant déformé par les bourrelets et les vergetures) qui se charge de lui rappeler ce qu’elle a abandonné. Souffrant de crampes, de menstruations abondantes et d’étourdissements consécutifs à son accouchement, Rosa est constamment entravée dans sa nouvelle liberté, et surtout par ses seins chargés de lait qu’elle doit régulièrement vider dans les toilettes publiques. Ces scènes, qui vont en s’atténuant au fur et à mesure que les signes de la maternité quittent Rosa, inondent toute la première moitié du livre, fracassant le mythe de l’amour maternel et rompant le tabou qui entoure la dépression des parturientes (que l’on désigne souvent, de ce côté-ci de l’Atlantique, par l’expression latinisante de "post-partum").
La nouvelle vie sans partage et sans compromis que s’offre en cadeau Rosa se nourrit de haine et d’alcool, dressant un mur inefficace contre les relents du passé et entretenant une "honte si grande qu’elle ne permet plus de revenir sur ses pas". Associant à un tombeau le lit fleuri où elle est devenue mère, l’anti-héroïne doit donc "bâtir tout un raisonnement qui rende plausible le danger encouru". Road novel d’une mère en cavale, Rosa signale ainsi l’universel appétit d’évasion dans lequel chaque lecteur – qu’il soit parent ou pas – pourra se reconnaître. Filant la métaphore cinématographique, le narrateur compare d’ailleurs régulièrement l’ancienne vie de Rosa à un film dont certaines scènes ne lui plaisent pas et où les acteurs sont par trop familiers. Et l’on s’étonne peu quand l’escapade de celle qu’on croyait dépourvue d’émotions apparaît finalement comme une pathétique quête d’amour, une régression vers son enfance, née du manque de sa propre mère, l’auteure déjouant une fois de plus les apôtres de l’amour maternel qui espéreront plutôt voir Rosa souffrir de ne plus être en fusion avec son bébé.
Récipiendaire du prix Alfred-Döblin (une distinction créée par l’écrivain Günter Grass), le livre de Heike Geissler a soulevé bien des questionnements en Allemagne où l’on s’est demandé si l’auteure à peine plus âgée que son héroïne s’y était inspirée de ses propres expériences. Au-delà du banal renvoi à l’autofiction, force est d’admettre l’ingéniosité de ce roman dont la tonalité se situe à mi-chemin entre le lyrisme et la distance froide du documentaire. Avec son intrigante narration décalée (le récit s’effectue tour à tour au futur, au conditionnel, voire même à la voix négative), Rosa nous incite à ne pas porter de jugement et à simplement entrer dans la course d’une jeune femme essoufflée qui retrouve son âme.
Rosa
de Heike Geissler, traduit par Nicole Taubes
Éd. Albin Michel, coll. "Les Grandes Traductions"
2006, 242 p.