Pascal Quignard : La mémoire et la mer
Pascal Quignard renoue avec la fiction dans Villa Amalia, un roman hanté par l’ailleurs, la passion des mystères intimes et la musique de la mer.
Composé de cinq imposants ouvrages déployant une pensée érudite, poétique et sauvage autour du langage et du temps, le projet du Dernier Royaume a confirmé ces dernières années la singularité et l’ampleur d’un des derniers monstres d’écriture de l’Hexagone. Goncourisé en 2002 pour le tome premier du projet, Les Ombres errantes, Pascal Quignard est souvent présenté comme un écrivain pour écrivains. À tort. On n’a qu’à penser, par exemple, à Terrasse à Rome (2000) ou à Tous les matins du monde (1991), magnifique roman porté à l’écran par Alain Corneau. Ses thèmes fétiches – la musique, l’indicible, la solitude, l’amour, l’origine (entre autres) – nous font voyager dans les registres d’une intériorité à ciel ouvert, tendue vers l’énigme du vivant. Villa Amalia, sa dernière parution, en est la preuve. Quignard replonge ici dans l’écriture romanesque et nous rappelle sa capacité à en extraire tout l’enchantement possible.
Le récit s’amorce avec une scène de nuit dans laquelle une femme surprend son amoureux à en embrasser une autre. Un événement qui sonnera l’heure de la révolution intime pour Ann Hidden, 37 ans. Après plus de 15 ans de vie commune, elle rompt avec Thomas, vend la maison et démissionne de son emploi dans l’édition musicale (elle est une musicienne de renom). Elle passe du temps avec Georges, son seul ami, un ancien camarade d’enfance qui croise son chemin, comme soufflé vers elle par le destin. Elle lui confie son projet: "(…) je veux plus que rompre avec Thomas: je veux couper tout contact. (…) je veux éteindre la vie qui précède." Elle ne veut pas mourir, elle veut disparaître de sa propre vie, devenir autre, habiter une autre histoire. "Elle menait une vie presque invisible, entourée de ses trois pianos, abritée par ses trois pianos, inamicale, presque recluse, laborieuse, parallèle."
Elle lâche donc les rênes de son existence et part pour l’étranger. De nombreux personnages traverseront cette deuxième vie, dont certains issus du passé. De nombreux lieux accueilleront son errance. Or, c’est sur l’île d’Ischia, au large de Naples, qu’elle découvrira la possibilité du bonheur et de l’oubli de soi. Elle emménage un jour dans la Villa Amalia, une maison de lave qui deviendra la matrice du renouveau, son refuge, son grand amour. Car cette demeure entourée de vagues et de rochers est plus qu’une demeure. Parlons plutôt d’une présence organique, d’une force alliée: "C’était comme un être indéfinissable, euphorisant, dont on ne sait par quel biais on se voit reconnue par lui, rassurée, comprise, entendue, appréciée, soutenue, aimée."
Autant tissé d’histoires, de micro-destins que d’intensités méditatives et de rêves éveillés, Villa Amalia s’avère impossible à résumer. On pourrait toutefois avancer qu’il s’agit là d’une sorte d’ode à la beauté, à la musique et à la nature humaine. L’écriture est rythmée et épurée, élégante, affûtée comme une lame. En somme, un roman pluriel et fascinant, porteur d’une étrange magie tranquille.
Villa Amalia
de Pascal Quignard
Éd. Gallimard, 2006, 298 p.