David Turgeon : Case départ
David Turgeon signe une bande dessinée délirante sur fond d’espionnage industriel et de lutte altermondialiste: La Muse récursive. Un premier titre pour la nouvelle maison d’édition Fichtre!.
À Camp Canyon, dans le fin fond de l’Ouest canadien, la police enquête sur d’étranges accidents routiers qui ont récemment eu lieu sur la Windy Trail, petite route au bout de laquelle se trouve la villa des soeurs Hollenberg. Soupçonnées d’être liées aux événements, celles-ci forment une drôle de paire: Nancy est une autiste qui "a déjà prévu tout ce qui va suivre" et Nicole, une programmeuse informatique de génie, inventrice d’une "nanopâte" convoitée à des fins militaires par le magnat de l’industrie pétrochimique Edmund Tate. Businessman aux pratiques douteuses, celui-ci aura du fil à retordre, par ailleurs, avec un rassemblement de citoyens éclairés qui manifestent devant son hôtel où se réunissent, pour leur rencontre ultrasecrète annuelle, les membres d’un club sélect des riches et des puissants de la planète.
Premier tome d’une bande dessinée prometteuse qui devrait en compter trois, La Muse récursive trahit le plaisir manifeste de David Turgeon à jongler avec le langage et les concepts branchés de la nouvelle "société civile". Qualifiée de BD "expérimentale" par son créateur lui-même, qui s’amuse à y citer Wittgenstein et Bergson, elle nous transporte dans un univers excentrique et étrangement familier, habité par une faune impressionnante de personnages: un analyste en sécurité informatique préoccupé par la concentration des médias, une serveuse de casse-croûte rêvant d’étudier à l’institut cybernétique, un super-héros masqué qui prétend n’avoir rien à cacher, un groupuscule d’ados anarchistes, une journaliste soi-disant gauchiste, et j’en passe…
Au scénario délirant mais bien ficelé, avec des enchaînements réglés au quart de tour et des dialogues pleins de verve (la grande révélation de ce livre), correspond un traitement graphique déjà très affirmé pour un premier album, marquant la naissance d’une belle griffe. L’oeuvre en noir et blanc, sans tonalités de gris et avec quelques aplats de noir, se distingue par une sorte de crayonné rapide repassé à l’encre et qu’à défaut d’autre terme on pourrait qualifier d’un peu "brouillon", rappelant par moments les lignes de la nouvelle BD française (on pensera notamment à Blutch, Trondheim, Larcenet, Sfar…). Globalement plaisante à regarder, cette esthétique qui a déjà fait ses preuves semble ici renouvelée par l’esprit nettement nord-américain du propos.
Signalons qu’il s’agit du tout premier titre au catalogue des éditions Fichtre!, associées à la librairie montréalaise du même nom, spécialisée en bande dessinée. Offrant un support éditorial irréprochable à La Muse récursive de Turgeon (jolie maquette, très bonne qualité d’impression, aucune coquille dans l’abondant texte), Fichtre! accroît ainsi le rôle important qu’elle assume déjà dans la diffusion du neuvième art québécois. Pas mal pour cette jeune et sympathique institution de la rue Bienville qui célèbre cet été son dixième anniversaire.
La Muse récursive, tome 1
de David Turgeon
Éd. Fichtre!
2006, 100 p.