Philip Roth : Amérique interdite
Livres

Philip Roth : Amérique interdite

Philip Roth imagine le pire dans Le Complot contre l’Amérique, une politique-fiction réécrivant un moment majeur de l’histoire du XXe siècle.

Lindbergh. Pour le citoyen américain de la première moitié du siècle dernier, ce nom désigne un jeune homme de 25 ans, le premier aviateur à franchir la distance New York-Paris sans escale: Charles Lindbergh. L’Atlantique dans sa poche, il devient héros national à la vitesse du son. Or, une dizaine d’années plus tard, l’homme entretient sa notoriété en se voyant décerner la Croix de l’Aigle allemand, médaille remise à des sympathisants étrangers du Reich. Les propos qu’il tient dans son journal intime respirent l’antisémitisme plus que latent de l’époque. En 1940, il s’oppose publiquement à la guerre contre l’Allemagne, avançant que la puissante minorité juive des États-Unis pousse le pays à poser un geste anti-américain. À noter: ce Lindbergh, le vrai, historiquement vérifiable, a toujours oeuvré en dehors de la sphère politique.

Imaginez maintenant ceci: Lindbergh se présente aux élections présidentielles de 1940 et remporte contre Franklin D. Roosevelt, s’empressant de signer un pacte de non-agression avec Hitler. Imaginez que l’un des piliers des lettres américaines des 50 dernières années, Philip Roth, s’empare de cette terrifiante prémisse de base et la fasse se transformer en une machine à voyager dans le temps, plus précisément dans une communauté juive de Newark, au New Jersey, au début des années 40, et vous vous trouverez en plein coeur du Complot contre l’Amérique. Fidèle à ses habitudes, l’auteur de Pastorale américaine (prix Pulitzer) et de La Tache (Pen Faulkner Award) tresse l’autobiographique et le politique, l’histoire intime et l’histoire publique, poursuivant avec ce 25e roman une oeuvre internationalement célébrée.

Le narrateur a sept ans, se nomme Philip Roth et se passionne pour la philatélie. Son frère aîné, Sandy, est un prodige du dessin, sa mère, femme au foyer, et son père, un agent d’assurance gagnant "un peu moins de cinquante dollars par semaine, de quoi assurer le quotidien sans trop de superflu". Le clan Roth, ainsi que son entourage et tous les Juifs d’Amérique, se retrouvera au coeur d’un désastre croissant (montée de l’antisémitisme, explosions de la violence grégaire) avec l’insécurité et la frayeur comme axes centraux d’une vie à mener sur le bout des pieds. La conscience du jeune Phil se sculpte ainsi au gré des tensions, entourée de questions dangereusement lucides quant au destin de sa famille, de sa communauté et de son pays.

Pour ceux qui seraient tentés d’y voir un récit allégorique visant les politiques et le chapelet de scandales de l’administration Bush, prière de lire l’entretien que l’auteur a accordé au journal Le Monde en mai dernier ("Roth, l’invention du souvenir", 19 mai 2006). Il n’en est rien. Car ce brillant pointilliste de l’expérience américaine et des enjeux de la judéité n’a pas à poser des bombes secrètes sous les mots pour faire exploser au grand jour la pertinence de ce roman-phare vigoureusement contemporain. Il n’avait qu’à l’écrire, et il l’a fait.

Le Complot contre l’Amérique
de Philip Roth
Éd. Gallimard, 2006, 477 p.