Alain Mabanckou : Les épines du mal
Avec Mémoires de porc-épic, Alain Mabanckou nous entraîne dans l’Afrique profonde mais à travers un style résolument moderne. Rencontre avec l’auteur.
"J’utilise les moyens d’expression que je veux et comme bon me semble", me dit ce grand gaillard né en 1966, et qui, dans son éternel et amusant petit chapeau, semble vouloir cacher ses nombreux prix littéraires comme s’il désirait subtilement faire la barbe à ceux qui seraient tentés de le priver de son pouvoir de dire.
Alain Mabanckou vit à Santa Monica, en Californie, et enseigne la littérature francophone à l’Université de Los Angeles. Il publie un peu partout dans le monde, dont à Montréal (Mémoire d’encrier) et en France (Pauvert, Gallimard, Serpent à plumes, Seuil) comme en Afrique (Présence africaine), où il est né, dans un village du Congo Brazzaville. Bien que le PEN Club ait malheureusement ses raisons d’exister, organisme voué à la défense de la liberté d’expression dont Salman Rushdie dirige une des ailes, on dit souvent que les écrivains sont des êtres libres. Mais qu’en est-il de l’écrivain qui est né dans un pays, vit dans un autre et publie ailleurs? Est-il perçu comme louche partout? Dit-il partout ce qu’il pense, même à Paris où l’on publie son dernier livre? "Je parle beaucoup contre la France, je publie dans des journaux comme Le Monde et dans ceux de la francophonie, je reconnais ce qui est mauvais et j’applaudis ce qui est bien, je parle beaucoup de l’ostracisme, le fait par exemple de sous-estimer la littérature africaine par rapport à la littérature française." Quant à lui, lauréat du prix des Cinq Continents de la Francophonie, du prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs et du prix RFO du livre, non seulement publie-t-il en France, mais ces prix témoignent du fait que ce pays reconnaît aussi en lui un écrivain affranchi.
Mémoires de porc-épic, second volet d’une trilogie inaugurée avec Verre cassé, en démontrant avec candeur, et sans aucunement nous faire la leçon, le noir et le blanc, mais aussi le gris de chaque culture et de chaque situation, fait preuve d’une rare objectivité qui témoigne d’une précieuse ouverture. "C’est aussi ça, le rôle de la littérature, du roman, que de toucher le problème en plein coeur, de montrer que le mal peut être partout, et j’ai trouvé le moyen le plus rapide pour y arriver: l’utilisation de la fable, la présence de l’animal, le rapport entre l’homme et l’animal. Histoire de prouver que l’homme n’a pas le monopole de l’intelligence et que l’animal est peut-être victime des agissements du genre humain."
De manière très articulée, enlevante, Mabanckou parle un peu comme son livre, soutenu par une rythmique régulière qui semble ne jamais vouloir arrêter le récit. Inspiré librement d’une légende très populaire en Afrique, le roman puise à même les formes traditionnelles du conte africain, tout en lui donnant un visage moderne qui ne se détourne pas du reste du monde. "L’écrivain africain ne doit pas seulement participer à la littérature africaine, il doit aussi s’inscrire dans la littérature tout court." Avec humour et candeur, le roman est narré par un porc-épic, qui est le "double-nuisible" de Kibandi, un jeune homme frustré, empreint d’une folie meurtrière et qui donne du fil à retordre à son village. Le porc-épic, réfugié au pied d’un arbre, rapporte à ce dernier l’histoire qui nous est confiée par le truchement des différents jeux narratifs. Sur un ton aussi rafraîchissant qu’inquiétant, le porc-épic de 42 ans nous déballe son sac pratiquement comme si nous étions tous là, accoudés à un bar, à écouter quelqu’un à moitié blasé, mais suffisamment passionné pour nous entraîner dans son délire.
"Ce n’est pas un animal comme les autres, c’est le double d’un humain qu’il est censé accompagner jusqu’à sa mort. Ils doivent mourir le même jour, mais il se trouve que le jour de la mort du maître, l’animal survit. Il en profite pour écrire ses mémoires, où il raconte comment l’homme dont il était le double l’a poussé à faire quelques faits troublants et quelques crimes." De l’animal, respire une espèce d’innocence car il était l’esclave de l’homme, et c’est peut-être grâce à ce qu’il a conservé de sa pureté d’animal que l’on arrive à suivre ces histoires horribles sans abandonner le narrateur en cours de route. En filigrane, se lisent la responsabilité de l’homme européen face à l’Afrique comme les préjugés des Africains, mais aussi la notion de métissage. Tout ça, écrit sans point: quand le souci de la forme marche main dans la main avec le plaisir de raconter…
Mémoires de porc-épic
d’Alain Mabanckou
Éd. du Seuil, 2006, 229 p.