Yvon Rivard : L’art de mourir
Yvon Rivard s’intéresse, dans Personne n’est une île, à la communauté formée de ces grandes oeuvres littéraires qui nous apprennent à vivre avec la mort.
Auteur du fameux Siècle de Jeanne qui clôturait l’an dernier une ambitieuse trilogie romanesque, Yvon Rivard s’adonne régulièrement au genre de l’essai, plaçant la littérature au centre d’une entreprise de compréhension d’un sujet individuel et collectif, qui nous rappelle l’art subtil d’un Pierre Vadeboncoeur, d’un Pierre Nepveu ou d’un François Ricard.
Coiffé d’un beau titre soufflé par John Donne, Personne n’est une île réunit une vingtaine de ces textes parus dans diverses publications entre 1994 et 2005. Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur une réflexion consacrée à cet acte particulier d’écriture où le professeur de lettres avoue d’emblée ne penser "que sur commande", c’est-à-dire lorsqu’on l’invite à collaborer à des ouvrages collectifs ou à des revues (telles que Liberté et L’Atelier du roman): "J’aimerais pouvoir dire que je ne pense que lorsque les circonstances l’exigent, qu’en réponse à une réalité qui attend de la pensée ce minimum d’ordre et de mouvement, d’ombre et de lumière qui la préserve de la barbarie."
Or, précise Rivard, "écrire pour une revue, c’est prendre un peu du temps qu’on devrait consacrer à son oeuvre pour que quelque chose d’autre vive et se développe, pour qu’une autre oeuvre, collective celle-là, existe". Cette conception de la revue considérée comme le lieu d’une communauté littéraire n’est pas sans rappeler l’idée que l’essayiste se fait en général de la vocation de l’écrivain, solitaire qui "résiste à la tentation du nombre par solidarité avec la solitude de chacun" et dont le principal pari consiste à "dire sur les autres quelque chose de juste en parlant de lui-même". Ayant longuement fréquenté les ouvrages de Blanchot, Kundera, René Girard et Marthe Robert, Rivard considère ainsi sa propre oeuvre littéraire en relation avec celles qui l’ont précédée, tous les livres devant être envisagés comme les parties d’un tout ou comme les différentes "phases d’une même expérience".
Partant de personnages d’écrivains qui, chez Rainer Maria Rilke et Jean Éthier-Blais, "vont d’abord écrire contre le néant et la mort", Rivard postule que l’oeuvre romanesque est avant tout un long travail d’acceptation de cette épreuve commune à tous les êtres humains qui ont pour principale tâche de mourir et d’en être conscients. L’essayiste, enfant d’un siècle "qui a travaillé, plus que tout autre, à nous rendre immortels", prend aussi pour exemple le Gaston Miron de Poèmes épars, chez qui la mort semble devenir "le moteur même de la vie, le noyau dans le fruit", ou de Saint-Denys Garneau dont la poésie pose inlassablement la question du comment vivre sans oublier la mort. De Danilo Kis et de Virginia Woolf, l’on retiendra en outre la peinture de l’instant, de ces "moments d’être" qui, inscrits à jamais dans le texte, nous empêchent de "mourir tout à fait, tout entiers".
Se montrant généralement déçu par les études littéraires actuelles, frappées par "la peur des oeuvres" et "le désir d’être plus intelligent qu’elles", Yvon Rivard en profite pour fustiger cette nouvelle pensée systématique "qui évite soigneusement les vrais problèmes (le mal, la mort, la solitude)" et qui consiste en "l’art de ne rien affirmer de décisif", "gardant la pensée aussi loin du désespoir que de la joie". S’il y a un point commun étonnant entre les différents essais de Rivard, c’est donc également l’extrême modestie qui semble les avoir suscités chez un homme qui avoue avoir "vécu trop longtemps isolé et aveuglé par trop de richesses, de lumières, de mots, et qui cherche désormais auprès des êtres et des oeuvres les plus lucides et les plus pauvres une façon de recommencer le monde avec un peu de terre, de silence et d’amour". Un tel souci de l’autre – dont le titre de l’ouvrage se fait l’écho – porte en lui le germe d’une recréation du monde, promesse d’ores et déjà tenue par l’écrivain.
Personne n’est une île
d’Yvon Rivard
Éd. du Boréal, coll. "Papiers collés"
2006, 258 p.