Michel Rabagliati : La vie, la vie…
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Michel Rabagliati : La vie, la vie…

Avec Paul à la pêche, Michel Rabagliati signe le cinquième opus d’une bande dessinée qui, décidément, s’affine avec le temps.

Les parties de pêche, chacun le sait, font les meilleures histoires. Mais à côté de leurs adeptes, souvent représentés comme des exagérateurs de premier ordre, bien peu avoueront aussi candidement que Paul ne rien connaître à ce "sport" et à son étrange jargon, au risque de passer pour un irrécupérable citadin ou, pire, pour un "fif"… Malgré ces menaces qui pèsent sur sa tête, le sympathique héros de Michel Rabagliati acceptera de vivre ses vacances dans une pourvoirie de Lanaudière en compagnie de sa belle-famille, subissant une sorte d’initiation au moulinet d’où sa réputation sortira finalement indemne. Alors que les "klickers", "musky killers" et autres "down deep husky jerks" n’auront plus de secrets pour lui, Paul ne deviendra pas pour autant un fanatique de la pêche. Il préfère nettement profiter de la nature pour relaxer, dessiner, lire et passer du temps avec la belle Lucie.

Les inconditionnels de Rabagliati auront vite compris que Paul à la pêche dépasse le cadre simpliste de son titre, suivant la formule narrative mise au point dans Paul à la campagne en 1999. On en avait un autre exemple dans le récent Paul en appartement, un album qui a défrayé la chronique il y a deux ans et dans lequel la mise en ménage de Paul et de Lucie était prétexte à une réflexion sur la vie de couple, le travail, l’amitié et la mort, sur un fond délirant de culture des années 80 et d’un savoureux décor montréalais, peint sous tous ses angles. Tandis que Paul en appartement prenait fin sur le désir d’avoir un enfant, Paul à la pêche s’ouvre sur les premiers temps de la grossesse de Lucie, un récit généreux mettant le lecteur dans la confidence des difficultés qui s’ensuivront et qui mettront le couple à l’épreuve.

Le bédéiste renoue dans cette histoire avec son intéressant travail sur la réminiscence et sur le temps, exploitant une technique quasi proustienne qui consiste à déclencher et à retracer le fil des souvenirs à partir d’un simple objet aperçu, d’un paysage ou d’une parole prononcée. Debout sur le quai en admiration devant le lac, Paul se rappelle ainsi un premier voyage de pêche émouvant effectué avec son père durant son enfance. Plus tard, relisant J. D. Salinger alors que la pluie s’abat sur le chalet, il en vient à évoquer sa difficile adolescence, et il s’identifie au jeune narrateur de L’Attrape-coeurs. La nature étant plus propice que la ville à rappeler sa propre mortalité à l’être humain (et l’anticipation de la paternité y aide sans doute), Paul à la pêche est par ailleurs le premier album où le héros se projette dans un futur non encore vécu: une large et émouvante vignette nous le montre en train de se voir vieillir, puis mourir.

Livrant le cinquième tome (et le plus volumineux) d’une série qui n’existe que depuis sept ans, Michel Rabagliati développe et raffine une oeuvre solide, pleine d’humour et qui s’inscrit manifestement dans la durée. J’oserais proposer que Paul à la pêche surpasse même le génial Paul en appartement sur le plan graphique, en explorant des voies jusque-là peu empruntées par l’auteur: travail sur les gris (quasi absents des autres volumes), plans larges (pour les scènes de pêche), nombreuses planches découpées à l’identique dont celle – magnifique – où le couple représenté en ombres chinoises se détache sous un pommier au crépuscule. Des personnages secondaires, nouveaux et plus développés contribuent à cette représentation de la vie humaine, faite de routes empruntées, d’allers-retours, d’escales, d’accidents, sans oublier ces inévitables embouteillages dont ne manque pas de se scandaliser Paul, toujours au volant de son auto. Une belle vie de papier que l’on souhaite la plus longue possible.

Paul à la pêche
de Michel Rabagliati
La Pastèque, 2006, 200 p.

À lire si vous aimez
Paul en appartement
Franquin
J. D. Salinger
Albert Chartier