Nancy Huston : Famille éclatée
Nancy Huston nous livre Lignes de faille, l’un de ses plus beaux comme de ses plus ambitieux romans. Un espace où les rêves et blessures de quatre générations d’une même famille se répondent, s’entrechoquent et se prolongent. Rencontre.
Elle nous a habitués à la haute voltige discrète, à la maestria sans poudre aux yeux. Avec Lignes de faille, Nancy Huston repousse un peu plus loin les limites de son art. En étalant le récit sur une soixantaine d’années, à travers les voix de quatre enfants d’une même famille mais de générations différentes, chacun étant âgé de six ans, elle s’imposait plusieurs contraintes initiales, celle de tout montrer avec les yeux de l’enfance n’étant pas la moindre. Une trame qui embrasse, à travers des regards pleins de naïveté mais aussi de cette lucidité crue dont seuls les gamins sont capables, des thèmes courant des politiques du IIIe Reich à l’Amérique post-11 septembre, des traditions de la culture juive à la sexualité sur Internet.
Son point de départ? L’histoire à peine croyable et assez peu connue du vol de quelque 250 000 enfants, arrachés à leur famille dans des pays d’Europe de l’Est pour combler les pertes dans les familles de l’Allemagne nazie. "Cette histoire m’a trotté dans la tête pendant un an ou deux, se souvient l’auteure. J’ai fait de nombreuses lectures autour de ça, et je me suis identifiée à ces enfants, essayant de m’imaginer ce que ça pouvait être de se voir arraché une fois, deux fois, voire trois fois à une famille que l’on croyait être la sienne."
Or le chemin qui conduit à la révélation de ce passé mystérieux emprunte mille et un détours, et la Californie de Solly, qui a six ans en 2004, est à cent lieues de l’Europe troublée des années 40, celle de son arrière-grand-mère Erra. Ici comme à chaque fois, c’est d’abord l’intuition qui a dicté les ramifications de l’histoire. "Durant une nuit d’insomnie, j’ai vu tout l’enchaînement, j’ai pris des notes déjà très détaillées. C’était comme des ordres que je recevais, raconte Nancy Huston. J’ai vu chacun des quatre narrateurs, j’ai su que j’allais devoir aller en Israël, voir Haïfa, par exemple. Bref, que j’allais faire pas mal de recherches!"
RETOUR EN ENFANCES
"On est tous capables de prendre les enfants au sérieux si on se met à leur place, croit Nancy Huston. C’est une histoire sérieuse, l’enfance…" Encore fallait-il se glisser dans la peau de quatre enfants fort différents, et dont le principal point commun est cette tache de naissance qui se transmet comme un leitmotiv de chair, s’installant tantôt au creux du coude, tantôt sur la tempe, tantôt sur la fesse, et qui sera porte-bonheur pour les uns et tare pour les autres. Un héritage sans doute plus marquant, du haut de leurs six ans, que leur appartenance à la culture juive, qui s’étiole vite chez plusieurs membres de la famille. "Je me suis complètement identifiée à chacun. Ce n’était pas une écriture joyeuse, bien sûr; je ne me sentais pas forte du tout, mais plutôt enfermée dans ces têtes d’enfants. J’ai trouvé intéressante mais très angoissante l’expérience, pour un adulte, de m’introduire dans ces petits esprits qui sautent d’un sujet à l’autre si librement, et de façon chaque fois très personnelle."
Si le projet impose un certain ton, l’écrivain demeure néanmoins là, tout proche. "Je n’essaie pas de recréer la manière dont un enfant pense, ce qui aurait été pénible pour moi et pour le lecteur aussi, je m’en suis tenue à ce qu’ils sont capables de comprendre. Ça me donnait une forme de handicap, dans l’écriture, puisque je ne pouvais pas tomber dans une forme de discours, ou même d’ironie – Sadie y va de touches d’ironie, peut-être, mais ça demeure naïf. La plupart des armes habituelles de l’écrivain m’étaient interdites."
Sadie, c’est le troisième maillon, la grand-mère de Solly et la fille d’Erra, cette chanteuse mondialement célèbre mais dont l’origine ressemble de plus en plus à un trou noir.
DOMMAGES COLLATÉRAUX
Les quatre voix rassemblées apparaissant de la plus récente à la plus ancienne, nous entrons dans l’univers de chacun après avoir vu le parent qu’il est devenu. Un point d’observation singulier sur son évolution, et l’occasion de montrer à quel point les enfants encaissent toutes les tensions véhiculées autour d’eux, ce qui explique en partie leurs attitudes ultérieures.
Les êtres les plus en danger ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit, d’ailleurs. Celle qui a connu les meurtrissures les plus profondes est, paradoxalement, la plus joviale et la plus indépendante d’esprit. "Erra est celle qui s’en sort le mieux, acquiesce la romancière, elle est la plus résiliente. La famille dans laquelle elle a atterri a beau avoir été une famille nazie, elle a été aimante envers elle. Les autres, vivant dans des familles en apparence plus normales, sentant beaucoup de tensions autour d’eux, vont devenir les adultes les plus névrotiques, les plus instables."
D’où ce titre, merveilleusement choisi. Derrière la formule de "lignes de faille", il y a bien sûr l’idée d’une faille originelle, qui se répercuterait de génération en génération, mais ce que veut surtout illustrer Nancy Huston, c’est que de telles lignes sensibles courent partout, que nous recevons toutes sortes d’influences et devenons lentement le résultat de mille chocs plus ou moins violents nés de la rencontre de nos aspirations et des préceptes religieux, sociaux et politiques de ceux qui nous éduquent.
Les dangers qui menacent la conscience de Solly, le descendant de la lignée, qui grandit dans un foyer surprotégé de l’Amérique actuelle, sont bien différents et moins visibles que ceux qui ont brisé l’enfance de son arrière-grand-mère, mais ils ne sont sans doute pas moins grands. Sa mère, clairement névrosée, qui le traite comme un jeune roi et évacue de son milieu tout risque de blessure physique ou psychologique, ne sait pas à quel point elle infecte sa conscience en herbe. Quand nous abordons la question en entrevue, Nancy Huston formule ce commentaire très dur: "Moi, je crois que les États-Unis peuvent potentiellement basculer vers le fascisme. Et à certains égards, vraiment, il y a des ressemblances avec l’Allemagne pré-nazie qui me font très peur. Mais bon, ce n’est pas un livre que j’ai écrit pour dire ça. J’ai surtout voulu explorer le côté imprévisible des êtres. Un enfant formidable peut devenir un adulte médiocre; un autre un peu tordu peut devenir un adulte merveilleux."
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce livre de presque 500 pages, le rôle qu’y joue la musique, par exemple, comme dans l’essentiel de l’oeuvre de Nancy Huston… Pour l’heure, disons simplement qu’il s’agit d’un des morceaux les plus percutants de cette rentrée, et laissons la principale intéressée ramener la vertigineuse entreprise à sa plus simple expression: "C’est un livre sur la transition. Sur tout ce que nous recevons, sur les plans religieux, linguistique, culturel… Comment nous nous construisons à partir de tout ça."
Lignes de faille
de Nancy Huston
Éd. Actes Sud / Leméac
2006, 496 p.
C.V.
Les Variations Goldberg, Cantique des plaines, Journal de la création, L’Empreinte de l’ange, Dolce agonia… Autant de titres qui constituent l’une des oeuvres contemporaines les plus originales et les plus cohérentes.
Née à Calgary mais vivant en France depuis plusieurs années, Nancy Huston s’applique, à travers chaque roman ou chaque essai (elle a écrit autant de l’un que de l’autre), à dégager les sources de l’identité. Que ce soit en réalisant l’Autopsie de l’exil ou en faisant le Tombeau de Romain Gary, elle scrute les multiples forces qui façonnent les êtres et les destinées.
Celle qui a également écrit la pièce de théâtre Angela et Marina voyait l’an dernier son roman Une adoration adapté par Lorraine Pintal sur les planches du TNM. Un vibrant souvenir, nous a-t-elle confié.
Lignes de faille, qui lui vaut depuis quelques semaines les éloges de la presse littéraire française, est certainement l’un des romans dans lesquels elle aura su marier avec le plus de doigté réalités historiques et émotion vive.
PROFESSEURS DE DÉSESPOIR
(Leméac / Actes Sud)
En 2004, Nancy Huston ajoutait à une liste d’essais déjà longue une réflexion qui allait faire couler beaucoup d’encre. Dans Professeurs de désespoir, elle soutient que plusieurs des grands noms de la littérature occidentale récente, c’est-à-dire Schopenhauer, Cioran, Kundera, Houellebecq et autres "néantistes", pour reprendre son expression, ont érigé des oeuvres dont l’aspect noir, parfois proche d’une philosophie nihiliste, vient d’abord chez eux des blessures de l’enfance. Un plaidoyer en faveur de la nuance, en littérature comme ailleurs, et d’une pensée qui ne se résume pas à ses pans d’ombre. Nancy Huston ne cache d’ailleurs pas avoir prolongé quelque peu cette réflexion dans Lignes de faille, en ce qui a trait à l’importance égoïste et démesurée que prennent parfois les manques des jeunes années dans la personnalité adulte.