Yasmina Khadra : OEil pour oeil
L’écrivain algérien Yasmina Khadra continue à explorer les dérives et les impasses de l’islamisme radical. Cette fois-ci, son récit a comme théâtre un Irak à feu et à sang. Noir et bouleversant!
Ce roman est-il aussi, comme vos deux livres précédents, Les hirondelles de Kaboul et L’Attentat, une psychanalyse du terrorisme islamiste?
"J’essaye tout simplement d’aider les Occidentaux à voir les choses autrement. Je m’escrime à leur expliquer qu’il n’y a pas une fatalité dans les pays arabo-musulmans, que le terrorisme islamiste n’est pas une seconde nature, mais l’aboutissement d’un ensemble de frustrations et d’humiliations. Les peuples sont souvent contraints de recourir à la violence pour défendre leurs droits bafoués. Mon expérience de soldat en Algérie m’autorise à penser que l’humiliation est la mère des plus graves dérapages, dont le terrorisme suicidaire. C’est un désespoir contagieux, qui s’insurge non pour revendiquer, mais pour se venger. On peut sortir indemne d’une catastrophe, jamais intact d’une injustice subie et jamais digérée."
Le héros de votre roman sombre dans le terrorisme suicidaire après avoir été humilié par des soldats américains dans son bourg natal…
"Mon héros, qui n’a pas de nom – j’ai décidé de ne pas lui donner un patronyme pour ne pas identifier la violence -, est un jeune homme très pauvre, d’une vingtaine d’années, serein et pacifique. Il est quelqu’un de conscient et de très lucide jusqu’au jour où, à la suite d’un attentat, des G.I.’s débarquent en force dans son petit village, sis au milieu des sables, et contraignent les habitants à sortir de chez eux. Les soldats américains commettent l’irréparable lorsqu’ils jettent hors de son lit son père, à demi nu. Pour lui, le spectacle de son père humilié est absolument insupportable. À cet instant, l’image qu’il a de lui-même est irrémédiablement détruite. Il décide alors de recourir à la violence pour venger l’honneur de son père."
Affirmer que la principale cause de l’intégrisme islamiste est l’attitude condescendante adoptée par les Occidentaux à l’endroit des Arabes, n’est-ce pas une analyse plutôt réductrice? La crise politique et socioéconomique qui sévit dans le monde arabo-musulman ne contribue-t-elle pas aussi à exacerber le fondamentalisme musulman?
"Vous avez tout à fait raison. Aujourd’hui, dans le monde arabo-musulman, le problème est politique, pas religieux. C’est la mauvaise gouvernance, l’autocratie, le népotisme, la corruption, l’aveuglement, la boulimie des régimes politiques arabes qui empêchent les citoyens de ces contrées de vivre, de rêver, de se construire et, surtout, qui exclut une jeunesse imaginative, énergique, mais aux abois. L’intégrisme islamiste se nourrit aussi du désespoir qui afflige la jeunesse arabe. On ne peut pas guérir le mal sans l’attaquer à la racine, on ne peut pas soigner une blessure qui est grave juste avec de l’eau bénite et des incantations. Il faut que les régimes au pouvoir dans les pays arabes disparaissent parce que ce sont des entités politiques totalitaires et néantisantes, qui empêchent les rêves de se concrétiser."
Le genre romanesque est-il un mode littéraire plus puissant et plus éloquent que ne l’est l’essai ou l’enquête?
"Dans l’essai ou l’enquête, on est dans le constat. Dans un roman, on est dans la sensibilité. Le roman est le seul univers où une personne, lisant ou écrivant, devient pleinement humaine. Vous pouvez lire un essai ou un récit sur des événements politiques ou sociaux, mais vous n’aurez jamais un regard aussi vaste que celui que vous offre la littérature. Pour moi, le livre, c’est la thérapie du réel. Le livre, c’est d’abord une écriture qui a des vertus talismaniques, qui aide les gens à mieux comprendre et à mieux réfléchir sur des questions complexes. Le roman est, par vocation, un parti pris. Pour un romancier, le fait de rester en retrait par rapport au destin de ses personnages ne signifie pas neutralité, c’est sa façon d’être loyal vis-à-vis de ce qu’il crée. Le romancier ne donne pas à voir, ne constate pas, il agit sur les faits. Un roman bien écrit investit aussi bien le coeur que l’esprit."
À la lecture de vos livres, on a l’impression que vous êtes foncièrement pessimiste en ce qui a trait aux perspectives d’avenir des contrées du Moyen-Orient?
"Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste. Je sais que l’espoir est une épopée qui n’a un sens que lorsqu’elle est un programme, qui doit absolument réunir autour de lui trois éléments essentiels: le but, les motivations et les moyens. Si les hommes se rassemblent un jour autour du plus grand des idéals, la paix, s’ils sont vraiment motivés pour réaliser cet idéal et apportent les moyens nécessaires pour y parvenir, alors cette paix ne sera plus un voeu chimérique, mais une aspiration noble et ambitieuse très réalisable. Pessimiste suppose renoncer, baisser les bras, laisser tomber. Or, j’écris, je prends des risques, je soulève les trappes et les tentures."
Les sirènes de Bagdad
de Yasmina Khadra
Éd. Julliard, 2006, 337 p.
CV
Les sirènes de Bagdad est le dernier roman de la trilogie consacrée par Yasmina Khadra aux guerres qui font rage au Moyen-Orient. L’auteur de À quoi rêvent les loups (1999), L’écrivain (2001) et L’imposture des mots (2002) avait d’abord exploré l’Afghanistan sous le régime des talibans dans Les hirondelles de Kaboul (2002), puis la question israélo-palestinienne dans L’Attentat (2005).
Cette fois-ci, dans un petit village d’Irak oublié du monde, des GI’s américains débarquent un matin à l’improviste et tuent un malade mental, pris pour un terroriste à un barrage de police. Quelques heures plus tard, une maison en fête devient la cible d’un missile américain. Le père du narrateur de cette histoire, un jeune Bédouin pauvre, discret et rêveur, est mis à mort sous les yeux de ce dernier. Le village s’embrase. Résolu à venger l’honneur flétri de son père, le narrateur part pour Bagdad. Sans ressources, sans repères, miné par le désarroi et l’humiliation, il devient une proie rêvée pour les islamistes radicaux. Il se joint à un réseau djihadiste. Yasmina Khadra raconte en mots simples et forts la descente aux enfers d’un jeune musulman broyé par le terrorisme. Une radioscopie sombre et décapante de la barbarie intégriste.