Jonathan Littell : La folie ordinaire
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Jonathan Littell : La folie ordinaire

Avec Les Bienveillantes, Jonathan Littell a créé la surprise de la rentrée littéraire en France. Notre retour sur le phénomène que personne n’avait vu venir.

À 39 ans, Jonathan Littell, un Américain éduqué en France et habitant aujourd’hui à Barcelone, vient de faire une entrée fracassante sur la scène littéraire francophone avec un colossal premier roman de 900 pages audacieux et noir, Les Bienveillantes (Gallimard), en lice pour les plus prestigieux prix littéraires français de 2006. Une fresque époustouflante relatant, avec une puissance narrative saisissante et une minutie de la documentation et des détails historiques, l’extermination des Juifs européens par le régime nazi et les épisodes les plus macabres de la Deuxième Guerre mondiale. Pour dépeindre de manière aussi précise, réaliste et visuelle les lieux et les auteurs du crime le plus effroyable de l’Histoire du XXe siècle, Jonathan Littell a dû assimiler une documentation faramineuse – il a écouté les témoignages de survivants de l’Holocauste; lu 200 livres sur cette période; visité tous les lieux où s’est déroulée la tragédie; recueilli, aux meilleures sources, une foultitude de faits, de chiffres, d’analyses; visionné plusieurs fois le film Shoah de Claude Lanzmann…

Les Bienveillantes (qui tire son nom de la mythologie grecque, où les Érinyes, ou Euménides, ces déesses persécutrices, vengeresses et hideuses, sont appelées par euphémisme, et par crainte, "les bienveillantes"), raconte, à la première personne, l’itinéraire tortueux de Max Aue, un tortionnaire nazi, lieutenant-colonel dans les SS. Intelligent, cultivé, cynique et sans remords, cet écrivain raté homosexuel, né d’une mère française et d’un père allemand, qui a côtoyé les principaux stratèges du IIIe Reich, Hitler, Himmler, Eichmann, le Dr Mengele…, livre sans ambages ses souvenirs. Des réminiscences morbides qui nous plongent dans les tréfonds du processus industriel d’extermination des Juifs d’Europe et d’une guerre barbare: l’arrivée et le gazage des Juifs à Auschwitz, les exécutions de masse en Ukraine, la très meurtrière bataille de Stalingrad, la chute de Berlin… Il décrit aussi, avec une myriade de détails et d’anecdotes, l’ordre national-socialiste nazi, la machine bureaucratique échafaudée par Hitler et ses séides, les luttes de pouvoir sur le terrain, les complots fomentés au sein de l’appareil politique hitlérien…

En faisant entrer, avec une grande dextérité narrative, l’Histoire dans le roman et le roman dans l’Histoire, Jonathan Littell retrace le destin d’un homme ordinaire embrigadé dans les mécanismes industriels de l’horreur nazie. Aue, qui au crépuscule de sa vie refuse toujours de reconnaître ses incartades criminelles, croit résolument à la responsabilité collective. À ses yeux, les conditions historiques façonnent le destin de chaque être humain. Il est convaincu qu’il est un homme tout à fait ordinaire. "Je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je dis que je suis comme vous", ne cesse-t-il de claironner.

Ce roman historique puissant et magistral, où la mort et l’odeur des chairs brûlées sont omniprésentes dans chaque page, recèle en filigrane une réflexion perspicace et iconoclaste sur la "banalité du mal", notion définie par la philosophe juive allemande Hannah Arendt dans son livre-culte Eichmann à Jérusalem. Aue n’a jamais voulu devenir un assassin. Comme tout le monde, il fait ce qu’on lui dit de faire. Il se comporte en pur technicien. Dans son esprit, la mort n’est qu’un "problème industriel" à solutionner. Il agit en fonctionnaire obtus exécutant avec zèle les ordres émanant de ses supérieurs. Pour accomplir son oeuvre en pleine connaissance de cause, il doit intérioriser la Loi nazie, qui l’oblige à tuer. Jonathan Littell démontre éloquemment comment l’impitoyable machine à tuer nazie puisait son essence dans une obsession maladive: l’annihilation des Juifs européens.

Les Bienveillantes est aussi une ode poignante à la capacité de résistance de l’"espèce humaine" face à la barbarie perpétrée par des hommes qui, comme le dit le philosophe George Steiner, "lisaient Antigone le matin et agissaient comme Créon l’après-midi". Bouleversant et incandescent!

Les Bienveillantes
de Jonathan Littell
Éd. Gallimard, 2006, 906 p.

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Les Bienveillantes
Les Bienveillantes
Jonathan Littell