France Théoret : Détresse et enchantement
France Théoret raconte la difficile quête d’indépendance intellectuelle d’une jeune Montréalaise à la fin des années 50.
D’aussi loin qu’elle se souvienne, Évelyne a toujours entendu sa mère se vanter de la "belle éducation" qu’elle avait donnée à ses enfants, une éducation basée sur les formes, les normes et les bonnes manières, divisée entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Mais avec ses jugements à l’emporte-pièce, Éva, la mère d’Évelyne, apparaît comme une personne aigrie, laissant entrevoir à sa fille le "versant noir d’une vie de femme". Durant ses nombreuses disputes avec son mari, où il est presque toujours question d’argent, il arrive que la mère fasse des scènes, pousse des hurlements "entre l’évier de la cuisine et la fournaise", rejetant ensuite ses enfants "de ses yeux fixes, exorbités". Dans ces instants pénibles qui ponctuent la routine familiale, Évelyne doute de la bonne santé mentale de sa mère…
Difficile de ne pas songer brièvement à Bonheur d’occasion à la lecture du dernier roman de France Théoret, Une belle éducation. Même pauvreté matérielle et intellectuelle, même quartier Saint-Henri avec ses tristes façades de brique, ses logements humides et trop petits, même impuissance d’un père inapte en affaires. Mais là s’arrête la comparaison. Les années de guerre décrites par Gabrielle Roy sont remplacées ici par la fin de l’ère duplessiste, à la toute veille de la Révolution tranquille, alors que le pouvoir religieux déclinant cohabite avec les beatniks et le rock’n’roll. Et tandis que Florentine Lacasse n’avait pour exutoire qu’un mariage sans amour, l’Évelyne de France Théoret choisit de s’évader de la misère ambiante par la seule force de son esprit.
Car à cette "belle éducation" maternelle basée sur un "pessimisme morbide", Évelyne oppose une éducation scolaire qui la mènera jusqu’au cours classique et à l’université, et ce, malgré l’indifférence générale de la famille et l’opposition farouche de son père, qui voudrait voir sa fille travailler dans son commerce. Évelyne ne parlera donc jamais de ses études devant les siens, gardant pour elle sa passion pour le latin, décontenancée qu’un amour semblable devienne, chez d’autres, "un objet de répulsion". Les plus beaux passages du livre appartiennent d’ailleurs à cet amour inconditionnel des textes et du savoir qu’éprouve l’héroïne narratrice qui y trouve le moyen de "déchiffrer la réalité" et de s’émanciper: "Je sais que je ne sais rien. Mon désir d’apprendre croît. C’est un désir intangible que nul ne peut interdire."
Essayiste, poète et romancière, cofondatrice et directrice du magazine Spirale au début des années 80, France Théoret nous a habitués à une écriture exigeante et sans complaisance. Avec un bel épilogue situant en 1985 les retrouvailles entre la mère et sa fille, Une belle éducation s’inscrit dans une lignée de romans québécois qui, de Francine Noël à Gil Courtemanche, ont récemment interrogé les problématiques liens mère-fille ou père-fils. Des liens qui semblent toujours engendrer les déceptions les plus amères, et dont l’enfant doit se résigner à faire les frais à partir du moment où le parent devenu vieillard se crispe dans ses positions, renouant avec l’égoïsme de l’enfance.
Une belle éducation
de France Théoret
Éd. du Boréal
2006, 148 p.
À lire si vous aimez
La Femme de ma vie de Francine Noël
Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy
Une belle mort de Gil Courtemanche
Commentaire du dernier roman de France Théoret, Hôtel des Quatre-Chemins
Le roman reconstitue les fragments d’un miroir pour qu’Évelyne retrouve sa dignité. Un second début pour mener une existence à l’image de ce qu’elle est dans le Québec des années 1950. Pas facile de réaliser son objectif quand elle se voit prise entre une mère sans envergure, un père vieux jeu et des religieuses qui lessivent les cerveaux. En somme, elle vit dans un milieu qui force à l’inhibition d’autant plus que sa famille a renoncé aux manifestations affectives. Difficile de développer sa confiance en soi dans de telles conditions. Quand les siens quittent Montréal pour un hôtel où elle est affecté au bar et à la cuisine, c’est la misère intellectuelle, elle qui aime la lecture. C’est la détresse de vivre avec des béotiens. Et même en amour, comment trouver une âme sœur qui partagerait ses goûts pour les plaisirs de l’esprit. Devenue toute de même enseignante, arrivera-t-elle à réaliser ses rêves ? Beau petit roman qui retrace l’histoire des femmes à qui l’on refusait le droit d’une vie ouverte sur la culture, autrement dit sur le monde.