Martine Audet et Mario Brassard : Accents graves
Martine Audet et Mario Brassard nous livrent deux recueils poétiques minutieux et surprenants, chargés de questions à déposer au pied de la nuit.
On pénètre dans le dernier recueil de Martine Audet, Les Manivelles, avant même de l’ouvrir. Sur la couverture, une création photographique de l’auteure, une abstraction rouge traversée d’élans vifs et circulaires ainsi que d’éclats de lumière, indissociables de ce tumulte. Comme s’il s’agissait de la radiographie d’une réalité complexe en plein mouvement, la saisie d’un remous. Et partout ce rouge qui domine, comme un rappel de ce dont nous sommes faits, de souffle et de sang, de ce qui circule en nous: la vie, la mort, la blessure, l’urgence sourde. Une image qui annonce le trajet de la lecture. Car avec ce huitième recueil, Martine Audet nous situe au coeur d’une double et vertigineuse mouvance: celle d’être au monde autant que celle d’en être un.
Si "le poème est une main", comme l’écrit Herberto Helder, cité dans l’ouvrage, le recueil, pour sa part, est un corps, pétri de plusieurs matières fétiches: "os", "lame", "oiseau", "jour", "coeur", "nuit", "vent", entre autres. Des mots simples et souples, outils permettant à l’écriture de procéder à ses fouilles dans le terreau escarpé de l’amour et de la disparition, à la périphérie du temps, sarclant ainsi une "mémoire qui est sans début, mais aussi sans fin, hors de l’anecdote ou de l’intime" (extrait d’une entrevue de presse avec l’auteure). Car même si les poèmes s’incarnent à partir d’un "nous" obsédant, mis en scène à l’imparfait, ils apparaissent portés par une intimité sans contours, transfigurée, soumise aux métamorphoses naturelles de l’identité et du réel: "Entendions-nous nos corps / perdre leurs nuits ? / Faibles mains, / feuilles, / en s’éveillant / les mots changeaient de bouche".
Poursuivant l’exploration formelle déjà manifeste dans Les Mélancolies, son recueil précédent, Martine Audet exploite ici l’espace graphique en faisant s’amorcer la plupart des poèmes sur la page de gauche par un court fragment de vers, lequel se poursuivra, ainsi que le reste du texte, sur la page de droite. Visuellement, les fractions de vers isolées dans le blanc des pages de gauche font écho au titre: on dirait des poignées reliées à un mécanisme organique, imprévisible, des "manivelles", littéralement. Ainsi, par sa musique spiralée faite de glissements et d’élans dans le vide, par les questions qu’il met en scène comme autant d’accidents de lumière, Les Manivelles se révèle clairement une oeuvre de haute exigence, confirmant par là la densité et l’ampleur d’une écriture qui, enveloppée d’indicible, parle loin.
RAFALES
Choix d’apocalypses, son premier recueil, lui a valu avec raison d’être finaliste pour le prix Émile-Nelligan, le Grand Prix du livre de Montréal, de même que pour le Prix du Gouverneur général. Mario Brassard nous revient cet automne avec un second titre tout aussi parlant, La Somme des vents contraires, nous engageant non pas à confronter le réel, mais à suivre cette voix qui, ouverte comme un esprit, comme une plaie, le démet de ses fonctions pour le réinventer patiemment.
Pénétrer dans cette écriture revient à consentir aux trésors et aux dérives que recèle la part châtiée de l’imaginaire. On y suit une femme en suspens dans des paysages graves et lunaires, au centre d’un territoire régi par la dynamique de l’énigme, ligne de fuite du recueil: "On la devine assise sur une butte / Le visage en pièces le cou assez loin / Évadée d’une phrase qui pencherait / Je perds l’habitude de vivre". Une femme rêvant de "(…) replacer la poussière", en attente de "La seconde qu’il faut pour disparaître".
Devant nous, un "je" tire les ficelles de ce théâtre d’ombres chinoises, subissant tout à la fois le dernier acte qui perdure, comme une cruelle promesse d’ailleurs: "Je remplis de charbon mes valises voyez / Mon corps s’éteint dans celui des autres". Nous sommes en définitive dans le pays des dernières choses, là où le désastre et la grâce forment un seul horizon: "Tu me demandes combien de noyés / La mer a délavés pour arriver bleue à tes pieds".
Disons-le comme ça: Mario Brassard interroge notre présence au monde comme on retourne la terre dans les champs: les mains deviennent foncées, les poèmes aussi. Assez pour se demander, ultimement, s’"Il n’y a pas assez de lumière pour tous". Mais c’est écrit, "Le coeur est une science exacte", et on doit le croire, car avec l’économie et la rigueur indéniable de ces poèmes, rappelant les tableaux de Giorgio de Chirico, La Somme des vents contraires renouvelle avec doigté et aplomb l’art des équations à plusieurs inconnues.
Les Manivelles, de Martine Audet
Éd. de l’Hexagone, 2006, 113 p.
À lire si vous aimez
Au présent des veines, de Nicole Brossard
Les Recoins inquiets du corps de Corinne Chevarier
La Somme des vents contraires, de Mario Brassard
Éd. Les Herbes rouges, 2006, 52 p.
À lire si vous aimez
Choix d’apocalypses du même auteur
Nuit, penser de Roger Des Roches